Bangui la coquette, Bangui la détresse Réparer les violences sexuelles





Bangui, capitale de la Centrafrique, est une capitale posée entre les arbres et les collines. La nature y semble à porter de main. On l’appelait Bangui la coquette, sans doute par la douceur d’y vivre. Il est vrai que la lumière y est extraordinaire, et son calme interroge. Il est le signe de l’absence d’embouteillages, mais il est aussi l’effet de la douleur de l’après-guerre. Quand la nuit tombe, l’obscurité enveloppe d’une couleur rouge fumée le fleuve Ubangui et les petites silhouettes des pêcheurs, ces travailleurs infatigables, continuent à tirer sur des filets peu remplis.
Je les ai regardés de la fenêtre de ma chambre d’hôtel, éblouie par le paysage : la RDC est de l’autre côté et de longues pirogues noires traversent le fleuve.
J’ai été invité par l’IFJD (Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie)[1] à participer à la formation de juristes et de membres de la société civile à la réparation des violences sexuelles. Une semaine à Bangui, que je n’ai vue que par le filtre des vitres de la voiture et la bouche de mes interlocuteurs, c’est peu. J’ai respecté les interdits stricts pour raison de sécurité et j’ai ouvert grand mes oreilles ! J’ai ainsi emmagasiné des informations et j’ai frotté mes connaissances à celles des autres.
J’ai d’abord mieux connu l’équipe de l’IFJD : des juristes, des professeurs et docteure en droit. Des hommes et des femmes d’une expérience incroyablement riche, curieux du monde, concernés par ses conflits et porteurs d’espérance dans la justice. J’ai appris grâce à eux ce qu’est la justice transitionnelle : une justice alternative aux dispositifs prévus par les institutions officielles, qui se déploie dans l’après-conflit d’une société, par des commissions de vérité et de réconciliation, la plus emblématique étant celle de l’après apartheid en Afrique du Sud. Une telle commission devrait avoir lieu en Centrafrique.
Ce pays a connu une guerre fratricide (2013-2014). Nous en avons eu des échos, par les médias bien sûr, par le cinéma[2] et par les paroles de nos patientes. C’est un des effets de notre monde globalisé : les douleurs de ces guerres nous parviennent dans nos consultations transculturelles. Leurs paroles-rhizomes tentent de nous faire partager l’horreur des viols et de l’esclavage sexuel. Alors comment participer à la réparation, terme qui n’est pas très psychologique, mais qui recouvre l’étendue du projet et l’intention des juristes, psy, associations de civils (association des femmes juristes, association des survivantes, association des psychologues, associations des droits humains, et j’en oublie) ? C’est cela qui m’a impressionnée, la tenue debout et ferme, le sourire aux lèvres, le désir ardent de ces femmes et hommes, de Centrafrique (et de France), qui tiennent pour évident de semer à nouveau la justice et la réparation.
Ceci ne va pas sans la dénonciation et le jugement des coupables, bien sûr. Ceci ne va pas sans une volonté politique inébranlable, toute chose aléatoire en ces temps de désordre.
Néanmoins, l’écoute des autres, les questions qui m’ont été posées me confortent à partager une espérance.
Le message de lutte contre les violences sexuelles est ardu. Car dénoncer les viols politiques en tant de guerre et de dictature, c’est aborder inexorablement les rapports hommes-femmes. Le mot d’ordre féministe est alors incontournable : la relation intime homme-femme, autour notamment de la notion ô combien complexe du consentement[3], est totalement politique ! C’est pourquoi, le message courageusement et clairement exposé par Magalie Besse (directrice de l’IFJD) a fait réagir les hommes et les femmes avec des échanges qu’on aurait pu entendre dans d’autres contrées[4]. Parler de la domination des femmes-la pensée de Françoise Héritier sur la valence différentielle des sexes est alors très précieuse-c’est remettre en cause les relations hommes-femmes, dans leur conjugalité, dans leurs relations sociales, de politesse, de tradition, c’est aussi donner un coup de projecteur sur soi, ses habitudes, ses présupposés, ses valeurs… Dur. Si le rire émerge immanquablement en Afrique, je ne le prends pas comme une marque d’irrespect ou de grossièreté, mais comme la seule issue qui ne fait pas perdre la face, pour répondre à une tension pour l’instant sans réponse. La question en appelle à un cheminement plus qu’à un changement radical. En ce sens, les violences sexuelles sur les femmes et les enfants[5] appellent les mêmes questions en Centrafrique (ailleurs de façon générale) qu’ici (en France et en Occident de façon générale) : les révélations d’une victime d’esclavage sexuel ont la même légitimité que celles d’Adèle Haenel et de Vanessa Springora. Cependant, il ne faut pas oublier que la guerre et les viols comme une des armes parmi d’autres ont détruit le tissu social de façon cruelle et pour longtemps. Ce terme tissu m’est apparu comme une métaphore puissante, quand on sait (et voit par les photos !) comment des sexes d’enfants et de femmes ont été ravagés puis opérés par le Dr Denis Mukwegé.
C’est une autre conviction que je tiens à partager : la détermination et le courage hors norme d’un homme, ferme dans ses missions et ses convictions, le Dr Denis Mukwegé, prix Nobel de la paix en 2019 avec Nadia Murad, interpelle du fond de la RDC le monde entier sur la guerre et ses dommages et sur nos relations de genre ! J’ai eu la chance de rencontrer l’avocate qui l’accompagne à la fondation Panzi : Yvette Kabuo. Son modèle holistique (simple et efficace) nous inspire déjà.
Et face à ces enjeux grands comme des montagnes, que peuvent faire la psychiatrie et la psychologie ? J’ai rencontré avec bonheur la petite équipe d’étudiants centrafricains en psychologie, déjà sur le terrain, dans des points-écoutes dans des quartiers ou dans la prison près des auteurs de crime. Ils m’ont appris que la volonté de psychologie dans l’immédiat après-guerre, porté par quelques personnes a abouti à un enseignement à l’université de Bangui. C’est encore un message puissant : les psy ont leur place pour la reconnaissance affective et les soins par la parole et l’écoute, ils participent à la réparation des tissus sociaux et intimes. Il leur faut bien sûr des formations et des appuis. Nous serons présents autant faire ce peut à leur côté : clinique, culture et politique, nos engagements ici et ailleurs !     
   




[1] Voir leur face book
[2]Le film Camille qui relate comment cette jeune photographe et journaliste a enquêté sur cette guerre et en a perdu la vie
[3] Voir le livre de Geneviève Fraisse, Du consentement, publié aux éditions du Seuil. Il aborde notamment toutes les zones ambiguës et ambivalentes, donc obscures, intimes et sociales, donc indéterminées du consentement.
[4]Quelques remarques et questions saisis au vol : Le consentement conjugal doit il être réactualisé tous les soirs ? Quelle est la valeur d’une femme non excisée ? Si une femme dit non, n’est ce pas pour dire oui à terme ? Les femmes sont malignes et menteuses, etc.
[5] Des hommes aussi sont violés, mais de façon moins systématique et moins fréquente, ce qui n’exclut pas la question du genre. Ils sont alors humiliés et « féminisés ».


Commentaires