Ecrire la souffrance des femmes avec la médecine narrative



J’ai découvert cette année la médecine narrative, inscrite dans une chaire à l’université de Bordeaux. C’est un titre énigmatique : chaque terme est compréhensif, mais l’alliage mystérieux. Comment ? La médecine, « l’art de soigner », pourrait-elle se passer de la narration ? J’y suis donc allée, animée de la curiosité de rencontrer ses animateurices : Isabelle Galichon, professeur de littérature, et Jean Arthur Micoulaud, professeur de psychiatrie. La rencontre ne fut pas décevante, au contraire, exaltante ! 


 S’il est un domaine où je me sens à l’aise, c’est dans le croisement des champs : médecine et anthropologie, psychiatrie et psychanalyse, littérature et anthropologie. Il me manquait celui-ci : médecine et littérature. Ce croisement est plus ancien, plus évident, les médecins aimant à écrire, raconter leurs riches expériences humaines, en se prenant pour des écrivains (pas toujours bons), les médecins ayant eu (plus maintenant) une culture ouverte sur les « humanités ». J’ai été heureuse de rejoindre des êtres, marginaux dans notre médecine hospitalière dominatrice et peu encline à perdre la maîtrise de sa scientificité armée de management brutal, avec lesquels je me suis sentie rassénérée dans le choix d’une pratique traversée par les sciences humaines. Dommage que cette rencontre arrive si tard. 

 La médecine narrative, née aux USA grâce au Pre Rita Charon, interniste et chercheuse en littérature, directrice du programme de Médecine narrative à l’université Columbia, a essaimé en Europe et au Canada. C’est un programme de recherche, d’enseignement et de pratique. Elle s’appuie sur l’écoute des patients, dont les récits de maladie constituent des textes, qui permettent au praticien de sortir d’une nosographie étroite et de mieux les comprendre. Il n’y aurait rien de neuf, si les chercheurs de la médecine narrative n’avaient mis au point une pratique d’atelier d’écriture pour les soignants : lecture attentive d’un texte littéraire court, associations libres des participants et consigne d’écrire de façon brève et esthétique à partir d’un thème en lien avec la lecture. Chaque texte écrit peut être soumis à l’ensemble des participants. Tout cet enchaînement se déroule sous le contrôle bienveillant d’un.e animateurice chevronnée—ou deux le plus souvent l’un.e appartenant aux mondes des lettres ou des arts, l’autre à celui du soin, humain et animal. Le résultat est touchant, voire passionnant : les émotions s’expriment, et la souffrance humaine sort du domaine de la seule médecine, pour devenir un sujet sensible de partage et de création. La médecine narrative n’est pas destinée aux patient.es/impatient.es, mais aux soignant.es, quelqu’iels soient et c’est là son intérêt profond. 

Un monde surgit, entremêlé de mille voix, de mille émotions, de mille créations. La médecine narrative pénètre l’hôpital, dont les membres sont actuellement très en souffrance, et essaime dans des lieux de création ou d’arts (les musées par exemple) pour y introduire des paroles de soin. Magistral par l’enrichissement ressenti par chacun. 

 L’année du DU « Médecine narrative » est passée très vite. La multiplicité des enseignements est énorme, les intervenants sont savants (1). Comme pour tout DU, le chemin commence pour trouver son propre développement, sa quête, son perfectionnement. Le devenir de cet enseignement est à choisir pour soi, sa curiosité et ses projets, ses implications professionnelles. La chaire de médecine narrative est donc un lieu qui doit compter dans l’avenir de ce paradigme, en France et au-delà. 

 Chaque étudiant.e a été invité.e à créer un atelier avec et pour ses collègues de promotion. C’est un aspect remarquable de cet enseignement : les étudiant.es sont entraîné.es dans l’exercice d’une pratique, certes à améliorer, mais commencée dans le cercle bienveillant des apprenants. 
 Ainsi, je me suis liée à Valérie Lefebvre et Claire Engel pour en construire un. Plusieurs décisions ont été prises dès le départ : prendre une image artistique (Valérie est dans le domaine artistique) comme point de départ et travailler sur le thème de la souffrance féminine (Valérie et moi, médecins, y sommes particulièrement attachées). Ce thème m’a convenu par son actualité bien sûr. 

La médecine est très concernée et traversée par les sujets brûlants des violences faites aux femmes dans tous les domaines de la société, par la « découverte » que les femmes peuvent souffrir du fait de leurs règles et par le sujet enfin sérieusement abordé de l’endométriose. Le masochisme féminin, compris comme une donnée ontologique féminine, va en prendre un coup, et c’est tant mieux. 

 J’ai proposé plusieurs images de tableaux prises dans mes archives personnelles. Il y a plus d’un an, j’avais été à Cuba pour un colloque (voir le billet du blog Observations à La Havane : les bébés, les rues et les rescapés du 3 mars 2024) et j’avais très impressionnée par la visite du musée d’art le Museo Nacional de Bellas Artes. J’interprétais certains tableaux comme des messages politiques très percutants et surtout je découvrais une floraison d’images et de formes exceptionnelles et nouvelles pour moi. 

 L’une d’entre elles a retenu notre choix : un tableau de Servando Cabrera Moreno (1923-1981) peinture Hommage à la solitude, 1970. (Ce tableau a servi d’affiche en 2013). Les lecteurices peuvent d’ores et déjà commencer à entraîner leur machine à regarder, s’imprégner, associer, interpréter comme nous l’avons fait lors de la préparation de l’atelier. 
Puis, ayant construit le déroulement de l’atelier et son rythme, nous avons choisi une consigne d’écriture :

  « Elle souffrait tellement qu'elle sentait son corps se distordre... », 

les objectifs de la séance étant de faire prendre conscience de la spécificité de la souffrance au féminin, mais également de la force de vie, du mélange des genres du féminin et masculin… (un homme peut aussi souffrir) Les voix ses sont élevées, féminines et masculines, exprimant avec force ce que la douleur contient de mots, qui, grâce à l’écriture, la sortent de son inommable, de sa lourdeur compacte et muette. Je les ai rassemblées pour les partager, car j’ai été émue de leur sincérité et de leur justesse. 

  Lecteurice, je t’invite à les lire et à te laisser pénétrer de leur éclat. 

 Elle souffrait tellement qu’elle sentait son corps se distordre. 
Pas seulement de douleur — non — mais d’une forme plus ancienne, plus vaste. 
C’était comme si l’intérieur prenait feu doucement, comme si la peau se souvenait d’autre chose. Les nerfs tiraient, les muscles criaient, mais dans le fond d’elle — de lui — quelque chose souriait. 
 
Iel s’était réveillé·e dans ce matin trouble, encore habité·e de l’anesthésie, le cœur flou. 
Mais pas le cœur seulement : toute la vision était floue. 
Un bleu enveloppait tout - le drap, le plafond, les pensées. 
Un halo. Bleu profond, bleu tendre.
 Iel aimait le bleu.
C’était doux, c’était beau.

 

Sous la peau, iel ne reconnaissait plus exactement les lignes.
Ou plutôt : iel les reconnaissait enfin. 
Comme si l’intérieur avait pris le dessus. 
Comme si, à force de cris, de papiers, d’attentes, d’insultes et de silence, 
quelque chose avait fini par céder.

 

Le psychiatre avait haussé les sourcils. 
La famille avait fermé les portes. 
L’endocrinologue avait mis des chiffres là où il y avait une vie. 
Mais iel avait tenu.Contre la normalité à coups de veilles branches. 
Contre les regards à coups de rêves.
Contre la douleur à coups de désir.

 

 
Et maintenant, allongé·e, iel respirait.
Son dos contre le matelas, iel sentait chaque vertèbre devenir autre. 
Iel avait mal, oui.
Mais la douleur disait : tu es là. Tu y es presque.

 

Iel ne savait pas encore comment marcher dans ce nouveau corps;
Mais iel savait que c’était lui. 
Enfin.

 Alex 




 Elle souffrait tellement qu’elle sentait son corps se distordre, dans une torsion intime dont elle seule, 
appréhendait la puissance dévastatrice, tous les contours circonscrits. Chaque salve de douleur 
anéantissait un peu plus en elle, l’incrédule certitude d’un lendemain meilleur. 
Comment pourrait-elle partager cela avec Autrui ? 
Même les mots étaient déformés par la douleur. 
Rien ne pouvait sortir de cette enveloppe corporelle anéantie par ces pics foudroyants. 
Alors, cette distorsion, elle décida dans un élan de survie de se l’approprier, dans une ondulation que 
seule la musique procure car ses oreilles, elles, ne souffraient pas. 
 
Karine B. 


 Elle souffrait tellement qu'elle sentait son corps se distordre... Poussées de douleur sans tête, Poussées de douleur traitres, impromptues qui arrachent le corps au cœur, le démembrent, l'émiettent. Puis le corps revient, petit à petit : une jambe par ci, un bras par-là, les mains sur le visage, la bouche ne crie plus. Les yeux regardent le plafond, hagards jusqu'à la prochaine poussée. 
 
Caterina 


 Elle souffrait tellement, elle ne reconnaissait plus son corps. Se distordre, se disloquer. Aucun mouvement ne l’apaisait, aucune position. Elle ne voulait pas qu’on la voit ainsi, dans des positions grotesques. Même les yeux fermés, elle se voyait écarteler, sans plus aucune pudeur, aucune intimité. Elle essayait de se concentrer sur sa respiration, mais, même le mouvement de sa cage thoracique lui faisait mal. Le seul moyen de s’échapper était de se souvenir des jours sans douleur : l’odeur de la pluie, le toucher des pages d’un livre, le brouillard en haut de la colline, le vol d’un papillon blanc dans son jardin, le ronronnement de son chat. L’espace d’un instant, elle s’est sentie apaiser, vivante. 
 
Laurent HM 


 Corps agressé, bombardé, éclaté. Corps devenu cri, douleur, souffrance. Quand les mots manquent, le corps disparaît aussi. Il se fige, se fait oublier. Mais la douleur reste tenace, elle ne le laisse pas en paix. Elle le ronge, le neutralise, l'efface du vivant. Corps agressé, bombardé, éclaté, oublié à jamais. 

 Dominique EP


 Douleur. Comment un instant imaginer que son propre cerveau s’inflige une telle souffrance. Le moindre contact avec la peau est une brûlure, une torture insupportable que je ne souhaiterais pas même à mon pire ennemi. A quand remonte la dernière injection ? Trop tôt. Mais en même temps la prochaine semble tellement loin. Le sentiment que chacun de mes membres sont disproportionnés, que chacun de leur mouvement est un roc difforme à déplacer. 

 Germinal PE 


 elle souffrait tellement qu'elle sentait son corps se distordre. La maladie se mouvait en elle comme un serpent dans ses veines, elle infiltrait tous les moindres recoins de ses organes. Elle poussait, tirait, mordait écorchait, déchirait. Elle disloquait ses nerfs et ses os. La douleur était tel qu'elle se sentait disparaitre de soi. 

 Laurent M. 


 Elle souffrait tellement qu'elle sentait son corps se distendre... 
son corps n'était que douleur, le moindre mouvement une torture. 
Trouver une position moins douloureuse pour enfin pouvoir dormir, non juste dormir, était 
un chemin de croix. 
Son seul souhait : s'endormir et ne pas se réveiller. 
 
Marie-Christine C. 

 Elle souffrait tellement qu’elle sentait se distorde. Tout n’était que tension, crispation… Elle ne disait mot, mais gémissait, la mâchoire serrée. Son corps se rétractait, se tortillait comme s’il se disloquait pour tenter de se réassembler. Le temps était suspendu à ce moment de souffrance, à regarder la vie passer du rouge coulant au bleu fixant. 

 Maxime M 


 Elle souffrait tellement qu'elle sentait son corps se distordre. Dans cette lutte chaotique, elle invoquait pour s'apaiser ses anciennes figures de danseuse. Si son bassin se morcelait, c'était pour mieux laisser passer le corps de son partenaire. Si des décharges électriques irradiaient dans ses jambes, alors ses pointes ne seraient que mieux dessinées. Poursuivre sans fin les mouvements de son corps pour le maintenir en vie. 

 Noémie B.

1-Il est à noter toutefois, qu’Isabelle Galichon ne fait pas que relayer une pratique : elle l’enrichit de sa connaissance philosophique et littéraire, de sa présence soucieuse de partage et de compréhension. En cela le Manifeste pour la médecine narrative, pour une politique de la littérature dans le soin, Editions Le Bord de l’Eau, est un programme qui dessine un prolongement des premiers jalons nés aux USA.

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