Femmes et mères : la résistance par la parole



Oeuvre de l'artiste Rouge, Bordeaux

Les femmes exilées ne nourrissent pas le débat sur l’immigration : leurs souffrances, l’injustice dont elles sont les victimes, leurs difficultés à mettre au monde des enfants, ces sujets n’ont aucun poids dans la balance politique où les débats déchirent l’opinion publique et les politiciens. On y parle demande d’asile et comment donner des réponses plus rapides, on y parle de migrations économiques et de régularisation, etc. mais qui parle de causes plus éthiques et morales comme le droit des femmes et le droit des enfants, causes qui devraient être internationales ? Oui, les femmes exilées mettent au monde des enfants avec des risques énormes, je dirais de façon simple et probablement exagérée qu’elles mettent au monde leurs enfants au risque de la mort et de la folie. Pour illustrer cette affirmation je m’appuierai sur le cinéma et la littérature avant de me retourner vers la clinique, clinique qui vient de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux. 

  Les femmes transgressives 

 Le film St-Omer d’Alice Diop, s’inspire d’un fait réel : une femme migrante étudiante Fabienne Kabou, est accusée et jugée pour avoir tué sa fille de 15 mois en la laissant sur une plage de Berck sur mer à la marée montante. Le film commence par un enseignement en littérature. C’est bien sûr un début important : ce film n’est pas une chronique mais bien une interprétation de la condition féminine. On y voit des femmes rasées dans l’après-guerre pour avoir eu des relations sexuelles avec l’ennemi, sur un fond de commentaire de l’œuvre de Marguerite Duras : Hiroshima mon amour. 

Le procès de Laurence Coly est vu par une romancière, Rama, probable alter ego d’Alice Diop dont on connaît déjà son témoignage sur sa condition de femme noire et enfant de migrant. Laurence Coly expose sa vie de migrante, ses échecs, et pourrait-on dire sur un plan psychique, ses désaffiliations avec ses parents, son extrême solitude, ses désillusions déchirantes et l’issue de cette maternité totalement cachée (et non niée), exclue de la préoccupation d’un compagnon falot, de la sollicitude d’autrui tout simplement. Des questions affleurent et pourtant jamais explicitées : Pourquoi s’est-elle mise en ménage avec ce vieil homme alors qu’elle n’avait plus ni ressource, ni liens avec sa famille du Sénégal ? Quels liens ambigus nouait-elle avec lui ? et enfin pourquoi sa relation avec sa fille aimée se finit elle dans la folie dont la seule explication (qui ne donne pas sens) est l’œuvre de la sorcellerie ? Le film d’Alice Diop se concentre plus particulièrement sur la relation mère-fille. Il évoque le racisme latent à l’égard d’une femme noire qui parle un français précis et impeccable et qui s’intéresse au philosophe Wittgenstein. 
Laurence Coly est bouleversante de sincérité, de quête de sens pour un geste dont elle n’avait pas la maîtrise. (Elle a été jugée malade mais coupable). Et pourtant, dit-elle, elle voulait protéger Elise, sa petite fille. Je pense immédiatement au roman de Toni Morrison Beloved : Sett assassine sa fille pour lui éviter la condition d’esclave, geste qui sera le début d’un long tourment puisque l’enfant assassinée reviendra comme un fantôme d’une obsédante présence. 
 Pourtant Alice Diop utilise une autre image féminine : Médée, la magicienne jouée par la Callas dans le film de Pasolini, assassinant ses enfants conçus avec Jason par vengeance et par dépit. Mais quels liens entre toutes ces figures féminines, si ce n’est l’image mythique de femmes transgressives : qui aiment ou couchent avec l’ennemi, qui assassine leurs enfants, qui souffrent de leur liens maternels, toute situation les jetant dans l’opprobre et l’incompréhension ? 

  La puissance et la résistance 

 L’image de la femme transgressive amène deux corollaires : celle de la puissance et de la résistance. La puissance : le film a été coécrit avec Marie Ndiaye dont on ne peut oublier son roman Trois femmes puissantes, l’expression « femmes puissantes » étant même passée comme expression populaire : la troisième histoire raconte le destin d’une femme africaine abandonnée de tous qui part en migration et s’échoue sur les barbelés de Mellila mais avec l’esprit et le corps forts d’une révolte puissante et inébranlable. 

 « … elle ne regretterait rien, immergée tout entière dans la réalité d’un présent atroce mais qu’elle pouvait se représenter avec clarté, auquel elle appliquerait une réflexion pleine à la fois de pragmatisme et d’orgueil (elle n’éprouverait jamais de vaine honte, elle n’oublierait jamais la valeur de l’être humain qu’elle était, Khady Demba, honnête et vaillante)… » 

 Justement, notre sujet est là : celui des femmes (africaines notamment) humiliées et seules qui pourtant exhibent une force, certes transgressive, pour déjouer le destin de femme mineure comme dans le magnifique film du tchadien Mahamat Saleh Haroun, Lingui, les liens sacrés. Une force transgressive permet à l’héroïne Amina, qui habite N’Djaména de faire face dans une société très patriarcale, par des moyens très répréhensibles comme la prostitution, et faire avorter sa fille enceinte en dehors du mariage. Tout comme elle. Un destin féminin terrible. Une autre séquence magnifique met en scène des femmes qui au nez et à la barbe d’hommes, simulent une excision qui ne se fait pas, devant un groupe en fête. 

Mais la transgression est dangereuse, nous l’avons vu avec le roman et la littérature : elle peut conduire à la mort, et surtout à la réclusion définitive : une mort honteuse. Mais la mort peut être apportée au seul fait d’être une femme dans le film beau et déchirant Je ne suis pas une sorcière. Le film Je ne suis pas une sorcière donne les ingrédients de compréhension des multiples violences vécues par la plupart des femmes venant d’Afrique que nous accueillons (voir blog précédent). 

Shula aurait pu aussi faire partie des héroïnes de Djaïla Amadou Amal : Les impatientes sont les femmes peules qui habitent son roman : il nous fait entrer dans la vie intime de trois femmes broyées par l’institution du mariage. Ce récit à trois voix dessine le destin de femmes soumises aux lois patriarcales de l’honneur familial qui demande un renoncement de tout vœu d’émancipation des femmes. Quel devenir pour ces femmes, première ou deuxième épouse que l’on éduque dans une patience qui confine à la soumission à un ordre habité par la violence ? L’autrice y répond par ses anti-héroïnes : la folie, la vengeance ou la fuite... Résistance et puissance sont des attitudes qui ne sont pas sans risque. Les femmes qui traversent les frontières, les déserts et les mers, prennent le risque de la mort et du viol. 

Camille Schmoll, géographe, autrice de Les damnées de la mer, qui a fait une enquête de plusieurs années sur les femmes migrantes vers l’Europe, l’affirme : elles ont toutes subi des viols (que ce soit par les passeurs, et désormais aussi par la police grecque). 

 « Longtemps, les femmes ont été absentes du grand récit des migrations. On les voyait plutôt, telles des Pénélope africaines, attendre leur époux, patientes et sédentaires. Il n'était pas question de celles qui émigraient seules. Elles sont pourtant nombreuses à quitter leur foyer et leurs proches, et à entreprendre la longue traversée du désert et de la Méditerranée » 

 Alors direz-vous mais quels liens avec la clinique ? Quelle résistance face à tant d’obstacles pour les femmes et particulièrement les femmes du Sud, celles justement que nous rencontrons dans nos consultations ? Quels risques pour la maternité ? 

  Clinique de la maternité imposée 

 Revenons à Laurence Coly : elle accueille son enfant seule, on ne connaît rien du désir de cette grossesse, si ce n’est que son choix a dû être des plus restreints, car découverte alors qu’elle était privée de tous ses droits et ses choix. Elle accouche seule, apprend sur internet les premiers gestes du maternage et se met à entendre des voix, incompréhensibles et pressantes, comme seule l’action maléfique de la sorcellerie peut en être la cause. C’est bien la sorcellerie, confesse la mère dans le film. Mêlons l’histoire de Laurence Coly à celle d’une autre femme : Marie Sita. Marie Sita met au monde une petite fille prénommée Emma. Elle a fui son pays de l’Afrique de l’Ouest du fait de violences et de menaces exercées sur elle, dont une excision qu’elle a refusée. Malgré la conversion de la famille à une religion évangélique qui interdit des pratiques traditionnelles, le père exige le respect de règles contraires à la morale de Marie Sita. Elle fuit, mais sur le chemin de l’exil elle est violée par des hommes sans visage au Maroc. Marie Sita donne un prénom chrétien à cette petite fille au teint clair qui témoigne de son origine biologique. Toutes les femmes qui sont passées par le même chemin reconnaissent chez cette très belle enfant les signes de l’ennemi « arabe ». Marie Sita est très bien accompagnée par une équipe de bénévoles : un arbre est planté à la naissance de l’enfant, tradition universelle pour unir l’enfant à un élément du monde et l’enraciner dans un lieu. Mais les compagnes d’infortune de Marie Sita la stigmatisent… 

Emma est certes une enfant singulière qui, du haut de ces petites années, vous regarde droit dans les yeux d’un air méfiant. Pourtant elle s’adoucit, joue, échange, câline sa mère quand elle pleure… 

La nomination de l’enfant né de viol est, selon notre expérience clinique, un acte solitaire de filiation et d’affiliation . En effet l’enfant, né biologiquement de la mère, n’appartient généralement à aucune famille en dehors d’elle. Coupée de toute famille, la mère, dans son extrême solitude, est souvent tentée par le rejet de cette vie imposée, mais s’efforce de donner une place à l’enfant ; elle le fait par l’acte de nomination (nous parlons du prénom) qui permettra la reconnaissance par l’entourage, qu’il soit professionnel ou amical. Cet acte réalisé dans la solitude est empreint de logique intime et culturelle. Pour mieux le comprendre, nous nous appuyons sur des logiques de la filiation : instituée, imaginaire et de corps à corps, à partir des propositions de Guyotat (1995), toutes les trois étant en interaction continuelle, le manque de l’une faisant écho à l’inflation d’une autre. Le sens de la filiation est que l’enfant devra se ressentir comme l’enfant de cette mère-là, et réciproquement, la mère de cet enfant-là en l’inscrivant dans son histoire, même chaotique. Toutes les femmes violées évoquent la ressemblance de l’enfant avec l’agresseur, ce qui fait de la filiation « corps à corps » une intrusion difficile à affronter. La filiation imaginaire est très importante et s’incarne dans le prénom donné. Il renvoie à la représentation de l’enfant issue de la culture personnelle du parent et de représentations sociales ; il traduit aussi une création symbolique entre le culturel et le collectif, le psychisme et l’intime. Elle peut révéler une continuité ou une discontinuité par rapport à l’affiliation de la mère. Dans la situation de Marie Sita, nous avons souligné son adhésion indéfectible à la religion chrétienne. Elle affilie Emma à la religion chrétienne. Malgré tous ses efforts pour se protéger d’un retour au pays pour elle et pour sa fille, Marie Sita se trouve actuellement en situation irrégulière. Ce qui a manqué à Laurence Coly est certes la reconnaissance et le soutien d’autrui, les fameuses commères de Marie Rose Moro. 

Un autre élément révélé par le film et ressenti comme un miroir de Laurence par la romancière Rama, est le lien à la mère. De sa propre mère, Laurence Coly dira combien elle s’en est sentie très éloignée. Elle partage avec la romancière le sentiment d’une absence voire d’une indifférence. Rien n’est dit de la grand-mère dont l’enfant a porté le prénom : Elise. On peut imaginer qu’elle est morte sans que Laurence Coly n’ait pu pleurer sur sa dépouille et accompagner le départ : une mort sèche pourrait-on dire, propre à devenir un fantôme. Marie Sita, elle, a toujours eu une mère soutenante. Elle a été très entourée de commères bienveillantes et de plus, elle a rencontré un homme Joseph Mohamed qu’Emma a choisi comme père. Marie Sita est plus dans un rapport d’amitié loyale avec cet homme, qu’elle remercie d’occuper cette place. 

  Comment accompagner les mères exilées ? 

 A travers les figures de Laurence Coly, femme pleine de rêve d’études philosophiques, mère endeuillée, dramatiquement seule et hantée par le malheur, de Marie Sita, femme chrétienne, fuyant les traditions de son pays, mère forcée, mais bien entourée dès son arrivée, nous voyons que mettre au monde un enfant demande des conditions humaines et psychiques complexes mais indispensables : un temps de la grossesse où l’intériorité est possible, un accueil de l’enfant avec de nombreux bras, des conditions où la parenté peut s’exercer, le premier geste étant la nomination. 
Le face à face intérieur avec une mère souvent manquante, le défaut de transmission du maternage, la solitude, la désaffiliation, mais aussi le défaut de protection, peuvent rendre le passage de la maternité et son devenir des plus inquiétants. Je n’oublie pas la dimension traumatique foudroyante que constitue le viol et l’imposition d’une grossesse. Avant tout, accueillir l’enfant demande ainsi puissance et résistance 

  Comment permettre à la mère d’éviter la folie, voire la mort ? 

Notre seule arme est la parole. 

 Laurence Coly a attendu du procès un éclaircissement et une explication à son geste. La parole qui semble la bouleverser n’est pas une parole soignante, mais une parole juste, celle de l’avocate, qui révèle dans sa plaidoirie la complexité de ce qui unit une mère et sa fille, dans une continuité, nous dirions une répétition qui peut s’avérer douloureuse voire mortelle, surtout si la mère est dans une solitude abyssale. La parole pour Marie Sita lui a permis de résister à tout ce qui faisait d’elle une mauvaise femme : sa parole s’est opposée à celle de malédiction du père, sa parole a lutté contre la représentation de la femme souillée et stigmatisée par la couleur de peau de sa fille. Nos paroles soignantes sont aussi accompagnées d’une autre attitude : la sororité

Il s’agit là d’un concept post mee too, née de la bataille des femmes. Ce concept, né des mouvements féministes du Nord, enrichi par la littérature, a été réapproprié aussi par la psychanalyse. Les femmes injustement traitées et le plus souvent violentées et non protégées que sont les femmes exilées, ont besoin de l’attention sororale pour mettre au monde leur enfant, surtout s’il leur a été imposé. Les hommes (père ou non) comme les femmes peuvent être des sœurs en confortant la résistance qu’il faut pour élever un enfant : par des paroles soignantes, par des actes d’affiliations (planter un arbre, aider à nommer, permettre le baptême), par des bras tendus, par des gestes d’humanisation de l’enfant, de reconnaissance, par toute sorte d’actes solidaires. La sororité repose sur le partage, conscient et inconscient, de mythes féminins qui font des femmes des êtres particulièrement exposés aux traumatismes sexuels et à la domination, à la folie et à la mort dans le devenir mère. Elle se révèle par une attitude de sollicitude et de partage d’une condition qui, minorisée et brisée, peut devenir puissante.

Bibliographie

Mestre C, Pinheiro L, Guéry L. Affilier les enfants nés de viols politiques. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2022, volume 23, n°1, pp. 22-31 
Mestre C., Les enfants de l’ennemi, Érès, Spirale, 2022/3 N° 103 | pages 170 à 174

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