Observations à La Havane : les bébés, les rues et les rescapés

J’ai été invitée au colloque de l’association AIDOBB (Association Internationale pour le développement et l’observation du bébé selon Bick), qui s’est déroulée à La Havane (Cuba) du 21 au 24 février 2024. J’y suis restée ainsi une semaine. Arrivée malade, je pressentais bien que mon immense fatigue coïncidait avec mes doutes : aller si loin pour une heure de présentation de nos actions auprès des bébés et des mères exilées…. Aller comme touriste dans un pays qu’on disait très beau mais particulièrement pauvre… était-ce raisonnable ? J’étais embarquée, pas de recul possible. J’ai donc aperçu un petit coin de La Havane, la viela Havana, quartier où mon hôtel Ambos mundos (l’hôtel où a séjourné et écrit Hemingway) faisait face à la magnifique université (Universidad de San Geronimo) où s’est déroulé le colloque. Une rue à traverser où erraient des touristes replets, des Cubains handicapés mains tendues, des troupes de danseurs hissés sur des échasses aux rythmes de la samba, des chiens faméliques… 
J’ai toujours du mal à trouver mes repères, un « trouble de l’orientation » qui n’a pas disparu malgré mes nombreux déplacements, et j’ai donc beaucoup marché, plan en main, aiguisant mon regard pour deviner ce qui demeure caché au premier coup d’œil de l’étranger… ce que j’ai vu est à la hauteur des descriptions des guides : façades somptueuses, palais remis à neuf, grosses bagnoles colorées, mer proche, gentillesse des Cubains et étals de produits artisanaux. Le matin, de la terrasse de l’hôtel, la ville s’étalait avec, sur les rives de Casablanca, une statue immaculée du Christ et la demeure (très épisodique) du Che. J’étais très gênée de ne pas parler espagnol et au-delà du « Hola » amical, la conversation par gestes et par bribes d’anglais se tarit vite. La question à laquelle j’ai le plus souvent répondu : « D’où venez-vous ? La France ? Ah ! la révolution, et Mbappé ! » 

 Le colloque, donc, j’étais venue pour cela. 
Les tenants de l’observation du bébé à la façon Esther Bick, psychanalyste anglaise, forment un groupe de psychanalystes ouverts et plutôt sympathiques. Les colloques modifient les relations habituelles et institutionnelles de travail. On se rapproche, on se découvre avec enthousiasme et curiosité. Nous avons beaucoup ri avec les histoires des congressistes faisant face aux déboires de notre hôtel, du fait… des pénuries, du travail mal fait : des chambres ont manqué, des pénuries se sont faites sentir (pas de papier toilettes pour certains). Pour ma part, je n’ai souffert que de l’absence d’eau chaude et d’une employée s’évertuant à me dire des choses que je ne comprenais pas. Ainsi très vite, nous nous sommes adaptés aux défauts d’un pays pauvre en défaut de liquidités. On paie en dollars, en euros, en pesos selon des taux de change très variables. Au début, on s’efforce de calculer, et à la fin, on se laisse aller, vaincus par la dextérité mentale de nos hôtes. 

 Mais revenons au colloque. 
Le matin : pleinières, l’après-midi : ateliers. Le monde du bébé est fabuleux. Monde en partie invisible que les chercheurs pénètrent de leur regard, et modèlent de leurs interprétations, de leurs recherches et de leur sensibilité. Pour observer un bébé, il faut une préparation intérieure, une mise en alerte des sens : le chercheur regarde, puis écrit, puis confie ses matériaux et ses réflexions à un groupe de psy expérimentés. Le monde subjectif et intersubjectif de l’enfant se construit. Observer un bébé est donc un exercice très prenant, déroutant, affectivement parfois difficile, mais fascinant et riche de découvertes. L’observateur est bien sûr en présence d’un bébé entouré de sa famille, pris dans un bain de paroles, de gestes et déjà d’héritages imperceptibles. L’observateur est au croisement du monde vécu du bébé et de son entourage, et de son groupe avec lequel il analyse et interprète ses données objectives et subjectives. Il y a beaucoup à dire… J’ai admiré le désir vif des psys à percer le mystère d’une vie psychique naissante et le désir, tout aussi vif, de soigner les bébés en offrant leur être, leur voix, leur corps, leur empathie. Les premiers signes de souffrance d’un bébé habitent son regard qui fuit, sa musculature qui se tend, son harmonie gestuelle qui se brise et ses pleurs inconsolables. 
Notre observation (Estelle Gioan, psychologue clinicienne, et moi, CHU de Bordeaux et Ethnotopies) a suscité quelque intérêt : nous avons décrit un enfant pris dans l’histoire catastrophique de sa mère. Des commentaires nous ont ouvertes à d’autres interprétations : une mère exilée, maltraitée et rejetée depuis son enfance, risque de transmettre ses traumatismes mais peut aussi donner des armes à son enfant pour se protéger, comme elle avait pu le faire, de l’ostracisme et de l’hostilité. Notre singulière observation offrait donc d’autres regards que le nôtre : magnifique ! Cet état de vigilance pour observer, qui permet de mémoriser et d’accueillir ce qui est en deçà du dit et de l’exprimé, plutôt du ressort du ressenti et d’un imaginaire rempli de doutes et de questions, est très utile pour bien d’autres situations cliniques… 

 Qu’ai-je retenu de ce colloque ? 
Tous les participants ont eu de l’enthousiasme à écouter les observations de bébés dans des situations variées sinon inédites (comme lors de la pandémie, où les enfants faisaient face à des visages masqués ou bien enfermés dans des écrans). Des avancées théoriques articulant dimensions cognitives et psychanalytiques (le tact-pulsion de Régine Prat) et des prouesses de soin utilisant des découvertes linguistiques et des pratiques de mises en scène (le mamanais et le psychodrame de Marie-Christine Laznik) sont passionnantes. 
Une jeune femme équatorienne, Isabel Miranda Orrego de l’université de Quito (Equateur) a posé des questions dérangeantes qui concernaient ses recherches : comment une technique venue de l’Occident, impliquant la présence d’un regard scrutateur, là juste pour voir, pouvait-il s’appliquer dans une communauté minoritaire (les Indiens) qui vivait de plus des modifications sociales majeures ? En effet, les femmes de ces communautés confient très tôt leurs enfants pour aller travailler en ville. (Je pensais alors aux grandes villes du monde entier aux rythmes effrénés où les enfants tout petits pâtissent très précocement de ne plus voir leurs parents). Les mêmes hésitations ont dû traverser les premiers ethnologues de terrain, observés eux aussi par leurs sujets-objets, et parfois manipulés sans le savoir… L’observation ne peut être ni « objective », ni « neutre », ni « en surplomb ». Je suppose (et espère) que les observateurs à la façon Esther Bick le savent ! J’ai glissé à cette jeune universitaire un dossier de la revue L’autre, cliniques, cultures et sociétés : l’édito précieux de Roberto Beneduce (« Tous les nœuds de l’histoire dans un petit sujet » dans Bébés de l’anthropologie à la psychanalyse 1, 2019, vol. 20, n°2) permet d’argumenter cette intéressante question. Roberto B. fait de l’enfance un sujet politique pris dans les intérêts d’une société. Il dénonce le risque d’imposer un modèle universaliste à tous les bébés du monde ; les bébés sont divers, ils auraient aussi des « intentions » variables selon le milieu où ils évoluent (les fameux bébés qui viennent et qui repartent de l’Afrique de l’Ouest). La jeune universitaire m’a remerciée et m’a donné en échange des petites images peintes d’une population indienne : sur l’une d’elle, une mère nattée, jupon coloré, accompagnée d’un chien et tenant à la main une plante, porte sur son dos un enfant… Le bébé n’est pas une pâte molle épousant les formes pré établies de sa société. D’ailleurs qu’en est-il de ce bébé chouchouté par nos politiques pour « réarmer » la démographie française ? Chouchouté, certes, mais ô combien mal protégé et mal accompagné dans son devenir ! Bref, le colloque fut une parenthèse enchantée dans un monde où on peut encore s’occuper des bébés, les observer vivre. Je me suis sentie confortée de continuer le chemin de l’observation des bébés à la consultation transculturelle. 
Il nous faudra bien d’autres observations pour les bébés qui survivent aux bombes. Je pense à « Pour Sama », le film réalisé par la journaliste syrienne Waad al-Kateab qui filme son quotidien alors que la guerre éclate à Alep en 2011. Les images montrent un bébé plongé dans l’horreur des bombardements, des caches et des fuites, des corps éclatés que son père médecin accueille. Quelles impressions restera-t-il dans le psychisme refoulé de cet enfant ? 

 Dans les heures inoccupées par le colloque, j’ai donc visité ce minuscule quartier de La Havane. A défaut de parler avec les femmes et les hommes, de donner des bonbons aux enfants, j’ai admiré leur ingéniosité à séduire les touristes par leur artisanat très minutieusement travaillé et coloré (le pays vit de cette manne) : des peintures, des sculptures en bois, des broderies… tout made in Cuba. Les portraits des révolutionnaires sont partout en photos, en peintures et leurs emblèmes aussi (les casquettes !). Ce qui me frappe aussi c’est l’art : il est partout dans les rues, sur les murs, les jardins soignés ou abandonnés. Graphitis ou peintures muséales (celles de l’extraordinaire Museo Nacional de Bellas Artes) sont d’une extrême créativité et d’une virtuosité remarquable. 

 Et quand la nuit tombait, je rejoignais ma grande chambre sombre, au luxe froissé, traversée par les traces d’Hemingway. Je me plongeais alors dans l’enquête troublante du Beata Umubyeyi Mairesse : Le convoi. Ce livre a habité mes insomnies. Cette écrivaine est une rescapée du génocide rwandais avec sa mère, grâce à sa peau de métisse claire, à son français parfait et surtout à son aplomb et sa rage de vivre. Puis, il faut vivre au-delà d’un génocide : s’en remettre (mais le peut-on ?), témoigner, et aussi reconstruire patiemment la mémoire collective autant qu’individuelle. 
Grâce à son récit palpitant, minutieux, exemplaire à fouiller les ressorts du courage, j’ai appris sur les effets des traumatismes de masse et la reconstruction de la mémoire. Celle-ci se nourrit de littérature et de rencontres, et aussi du désir puissant de dire, d’écrire et de transmettre. L’autrice a une obsession : retrouver les archives des images filmées du convoi qui les a emportées et cachées avec des enfants de moins de 12 ans. Elle en a 15 alors. Elle remonte le fil des décisions et de l’engagement inouï d’humanitaires, des intentions des journalistes. Les photos prises par des Occidentaux ont propagé des représentations erronées de L’Afrique et de ses conflits. Mais cette image, de Beata et sa mère exfiltrées de l’horreur, demeurera manquante, bien qu’existante. C’est une histoire intime, collective et politique (les mensonges de la France sont désormais connus). J’ai donc appris autant le jour que la nuit, sur le regard, celui des adultes sur les bébés, des journalistes sur les populations en danger, des touristes sur des autochtones appauvris. Il se doit d’être contextualisé et situé. Le regard n’a rien de neutre, qui en douterait désormais ?

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