Les femmes étrangères et migrantes ne sont ni bien accueillies, ni bien soignées

 


 Une tribune du monde du 27/II/2022 titrait : « En France le nombre de femmes sans papiers enceintes ou avec enfants en bas âge à la rue ne cesse de croître ». D’après Santé publique France. L’état de santé des femmes enceintes et de leurs nouveaux-nés est un des indicateurs de développement humain d’un pays, soit l’état de la population globale et la qualité du système de soins. On assiste actuellement à une dégradation sélective selon les territoires et surtout les populations Le cas des femmes migrantes, souvent d’origine étrangère et sans papier est extrêmement préoccupant en Ille de France. Ceci rejoint notre constat : hébergement très précaire, sortie à la rue après l’accouchement. L’augmentation est vertigineuse : la proportion de femmes sans abri ayant accouché en Ille de France est passée de 5,8 0/00 en 2010 à 22,8 0/00 en 2019 soit une multiplication par 4 en 10 ans. Par ailleurs Adeline Hazan, Présidente de l’Unicef France, dénonce 42 000 enfants sans foyer fixe en France dont 1600 dans la rue. Ceci entraîne une surmortalité infantile d’une demi fois plus élevée en Ille de France que dans l’ensemble de la France (soit 4,8 pour mille contre 3,2 pour mille) 

 La France pourtant a signé la convention internationale pour la protection de l’enfance, qui stipule que chaque enfant a droit à une protection et à des soins spécifiques jusqu’à ses 18 ans, à une protection contre la violence. Nous pouvons dire que la non reconnaissance de leurs parents et le déni de leurs besoins en soutien sont des violences. 

 Cela déjà jette un regard de non complaisance sur notre système de soin : contraire aux devises de notre République (fraternité, égalité, liberté). Cette inégalité aggravée par la crise du Covid notamment n’est pourtant pas nouvelle. Notre système de soin est peu adapté aux plus fragiles aux plus vulnérables, ceci est désormais établi et nous avons de plus en plus d’outils qui nous permettent de le mesurer. De plus, il est politiquement exposé. L’AME (Aide Médicale d’Etat) est menacée tant par des politiques qui veulent la rogner de plus en plus, que par son défaut d’application , et de son renouvellement, ce qui met des vies en danger et crée une insécurité très profonde. 

 Mais une fois le problème administratif posé, je reviens à ma consultation transculturelle. 

 Crisis déboule dans mon bureau, alors que je m’apprête à prendre congé de mon équipe en cette matinée de printemps. « Au secours, au secours ». Son corps massif et ses longs cheveux nattés rouge foncé sont secoués de sanglots incoercibles. Nous la faisons asseoir et essayons de démêler une histoire tragique où elle se retrouve seule, privée de sa petite fille, probablement victime d’un homme qui la fait passer pour une mère maltraitante. Il y a en effet deux ans que je ne l’ai pas vue. Je connais peu de choses d’elle, car elle a peu parlé d’elle durant les premières consultations, elle a surtout montré, alors qu’elle menait sa grossesse, des radios montrant son corps fracassé, meurtri et sa démarche boitillante, à la suite d’une passe de prostitution où le client l’avait jetée d’une voiture en marche. Nous avions accompagné la grossesse de Chrisis, la naissance de sa fille, et avions attendu avec elle anxieusement que la sortie de la maternité ne soit pas dans la rue. Tout comme avec les autres femmes, nous l’avions aidée par des ateliers à développer les premiers gestes du maternage, transmis et remis en mouvement par d’autres femmes plus expérimentées : des professionnelles, comme d’autres patientes…. Puis Crisis avait disparu, assurée que le père de l’enfant, un blanc l’ayant reconnue, lui ouvre les portes de sa maison. Etrange dénouement dont nous commençons à devenir familières : les femmes avec leurs enfants disparaissent parfois, happées par la peur de la rue et engagées dans des liens pas toujours bienfaiteurs. Crisis revenait dans nos vies professionnelles, surgissant d’un bond et désignée par son probable bienfaiteur devenue malfaiteur comme une mauvaise femme, une sorcière. 

 L’histoire de ma consultation transculturelle concernant les femmes mérite un petit détour pour comprendre comment leur situation a évolué ces dernières décennies et comment, nous professionnelles du soin psychique, nous les appréhendons. 

 Il y a eu le travail pionnier de Marie Rose Moro qui à partir de sa propre clinique auprès des mères, et en mettant à jour des travaux anthropologiques sur la naissance et la petite enfance, a mis à jour la nécessité de tenir compte de la culture et de la langue des femmes. Le passage de la grossesse, considéré dans toutes les sociétés comme un passage à risque, est aussi une période d’initiation, surtout lors de l’accueil du premier enfant. 

 Au désordre psychique, s’ajoute donc un désordre culturel dû au fait migratoire. Les femmes n’ont plus l’environnement qui leur permet d’avoir un portage, d’hériter de pratiques familiales, et de comprendre des événements malheureux, ou bien des rêves prémonitoires. Les pratiques de maternage sont très diverses et nécessitent d’être encouragées dès la naissance de l’enfant, car la migration désorganise la transmission mais aussi l’environnement, l’habitat, les relations, etc. A Bordeaux, nous avons très tôt et de façon pionnière, ouvert une consultation à la maternité, pour accueillir des femmes qui par exemple, avaient des vomissements incoercibles : c’étaient des indices d’extrême précarité psychique et de solitude inédite. Nous avons aussi ouvert des lieux d’accueil pour les femmes pour qu’elles aient accès aux messages de prévention et de préparation à l’accouchement, grâce à des médiatrices et des interprètes formées. 

La vulnérabilité des femmes a ainsi trois niveaux : individuelle, psychique ; sociale, liée à l’isolement et l’individualisme de nos pratiques ; et institutionnelle. Mes travaux ont toujours mis l’accent sur le fait que l’institution elle-même pouvait créer de la vulnérabilité : linguistique, culturelle, sociale… C’est pourquoi notre combat pour l’interprétariat a été long et plutôt réussi (même s’il reste beaucoup à faire…) 

 Un constat s’est très vite imposé : les femmes étrangères et migrantes et leurs bébés sont plus vulnérables, plus exposées à la mort, à la morbidité : plus d’accouchements dystociques, plus de césariennes, plus d’enfants de petit poids et surtout plus de dépressions du post et du pré-partum. Les raisons en sont très multiples. Ce qui est particulier c’est que les chiffres épidémiologiques existent depuis très longtemps mais ils n’avaient pas fait l’objet d’enquêtes approfondies, d’intérêts universitaires et encore moins politiques. On restait sur une conclusion, que les femmes étrangères se faisaient moins bien suivre, sans approfondir. C’est maintenant que cette anomalie fait parler d’elle et engage des recherches multiples. Une autre donnée a fait aussi son apparition, se logeant dans une géopolitique mondiale totalement bouleversée. Je veux parler des guerres et des famines bien sûr, mais plus encore des trajets migratoires et de la poussée migratoire des femmes. 

 Les femmes ont toujours migré, mais le projecteur a longtemps été mis sur les hommes. Or, comme les jeunes qui partent sur les routes, envoyés par leur famille ou tentés par l’aventure, les femmes partent aussi… Elles savent que le trajet est plein d’embûches mais elles revendiquent avec leur pied les droits au respect de leur corps, de leurs choix de choisir leur partenaire et leur sexualité, d’élever leurs enfants différemment. 

 Grâce aux recherches fondamentales de Smain Laacher, sociologue et ancien membre de la CNDA et de Camille Schmoll, anthropologue, nous avons une bonne idée de ce que les femmes traversent de frontières, de rejets, de réclusions, d’enfermements, et de viols. 

 La clinique aussi accueille cette donnée traumatique, et des recherches ont été faites pour essayer de comprendre comment le(s) traumatisme(s) vécu(s) lors de la grossesse pouvait affecter les interactions précoces entre la mère et l’enfant. C’est une donnée essentielle. L’attention des femmes, bousculées et rognées par les traumatismes n’ont plus la disponibilité pour accueillir les besoins psychiques de leur bébé. Depuis que nous accueillons les femmes, nous constatons que les violences existent souvent depuis leur plus tendre enfance. Nous faisons face à des vies qui, très tôt, ont été agressées, malmenées, terrorisées… dans un continuum qui touche le trajet migratoire puis l’arrivée en France. L’arrivée d’un enfant, un événement qui est perçu aussi comme une bénédiction pour les femmes, est encerclée par beaucoup de fantômes et de chausses-trappes ! Mais revenons à Chrisis, sorcière. Pourquoi l’affubler de cette distinction malheureuse ? Je m’appuierai sur un film de Rungano Nyoni, cinéaste zambienne, actuellement membre du jury du festival de Cannes. 


 Le film Je ne suis pas une sorcière donne les ingrédients de compréhension des multiples violences vécues par la plupart des femmes venant d’Afrique que nous accueillons. Shula, petite fille de 8 ans, née dans une Afrique subsaharienne anglophone, est accusée de sorcellerie et va rejoindre le camp des sorcières, attachée comme chacune des autres femmes par un ruban blanc qui les empêche de fuir et de voler dans les airs. Shula, suspecte aux yeux des villageois, a préféré ce destin, plutôt que de devenir une chèvre, objet des prédateurs et donc destiné à la mort. 
 Cette fable, puissante, ironique, montre le destin des femmes (il n’y a que des femmes accusées de sorcellerie), pouvant être montrées du doigt à tout moment, suspectées de mauvaises intentions, écrasées par le travail, les coutumes et un gouvernement non seulement incapable de les protéger, mais profiteur de leur faiblesse pour les manipuler. 
 Ce qui nous intéresse ici, dans cette description très pessimiste, est le ruban blanc qui attache chaque sorcière, métaphore de l’emprise par le jugement d’autrui, les traditions, mais aussi les puissants. Il est impossible de s’en défaire une fois qu’il est noué. C’est aussi l’initiation des petites filles à un monde où elles seront des subalternes. Cette fable tire aussi son intérêt de la façon dont les autres, ici les touristes (qui visitent le camp des sorcières) et les blancs (représentés par un homme de science incrédule) regarde ces femmes accablées. Rungano Nyoni, la réalisatrice née en Zambie, ayant migré en Angleterre, dit avoir été influencée par l’histoire La chèvre de monsieur Seguin . Cela nous inspire d’autres conclusions, qui enlèvent le côté sombre de l’œuvre : le titre I am not a witch affirme le contraire d’une soumission dont le soubassement est la conjonction des images de différentes fables, de la chèvre de M. Seguin qui se battra jusqu’à la mort contre le loup, et le refus désespéré de Shula de se résigner à son sort d’exclue. Ce sont des images parfaites pour définir ce qui est transculturel : dans la rencontre interculturelle, des imaginaires nous traversent et nous unissent, nous partageons et échangeons une somme de particuliers faisant de l’universel. 

 Les théories intersectionnelles nées Outre-Manche, sont le fruit de théories féministes qui mettent en évidence les points d’intersections du genre, de la race et de la classe, qui permettent de mieux comprendre les expériences de violence vécues par des femmes les plus en marge (Crenshaw, 2005). Ces théories doivent certes être repensées dans le contexte français (Vergès, 2019) qui n’a pas la même histoire par rapport aux populations de « couleur », soit le colonialisme, ni le même cadre national politique. Dans nos consultations, les femmes noires africaines subissent toutes différents systèmes de domination qui sont en lien avec leurs rapports aux institutions et aux possibilités d’être protégées administrativement, aux préjugés raciaux et culturels des soignants et des travailleurs sociaux, alors qu’elles font face très souvent à des situations inédites de solitude, de violences sexuelles, d’enfants à élever seules. Donc il nous faut écouter et documenter tout ce qui construit cette dévalorisation. 

 Revenons à Crisis : a-t-elle voulu cette enfant est une question que nous ne lui avons pas posée il y a quelques années aux premières consultations. Question dérangeante mais qui parfois émerge car nous rencontrons de plus en plus de femmes exilées qui mettent au monde des « enfants de l’ennemi », nés de viols de guerre, de bourreaux, de passeurs, d’hommes monnayant leur toit. Chrisis est resté hébergée chez le père de son enfant, parce qu’elle n’avait pas le choix. Malgré un passé d’esclavage sexuel et de maltraitance grave, nous avons bien sûr eu un doute. Mais, que faire face à l’inéluctable de la rue ? Elle nous avait rassurées, l’homme hospitalier semblait digne de confiance. Chrisis nous tend des papiers, elle est accusée d’agression sur sa fille, est passée devant le juge et n’a pas pu exprimer les maltraitances dont elle-même a été victime par son hôte. Son compagnon lui a dit : « Si tu parles, on te renvoie dans ton pays ! », destin tout à fait inenvisageable par notre patiente. Le voici le ruban blanc, la menace, l’invective, l’emprise qui fait que de femme démunie, on passe à bourreau privé de paroles, car n’osant pas clamer qu’on la défende !! Au secours, avait-elle dit tremblant de désespoir ! La théorie intersectionnelle permet ainsi de mesurer le contexte qui écrase les femmes, pour démêler ce qui relève de ce ruban blanc de ce qui relève de sa psyché. C’est la seule façon d’accompagner, un : « non, je ne veux pas cela, i m not a witch. Je ne suis pas une sorcière ». 
N’oublions pas que la première campagne Me Too est lancée en 2007 par Tarana Burke, une travailleuse sociale afro-américaine, pour dénoncer les violences sexuelles, notamment à l'endroit des minorités visibles. 

 Dans les consultations transculturelles, il s’agit de restituer aux femmes la volonté qui les a faites quitter leur pays pour une vie meilleure. Et accompagner leur endurance. 

 Examinons de plus prêt ce qu’elles ont fui : les risques d’excision, les mariages forcés, la brutalité… Intéressons-nous aussi à leur clitoris. Cela demande quelques explications. Quand je dis clitoris, cet organe qui ne sert à rien d’autre qu’au plaisir, je lui donnerai une autre mission : celle de penser et parler ! Il peut devenir un organe à pensée, comme a pu l’être l’hystérie du XXe siècle, faisant passer l’utérus furieux à des paroles rebelles. Cette idée, je la pique à la philosophe Catherine Malabou . Le clitoris, dont l’éthymologie renvoie au caillou et au fermoir, devrait ouvrir au plaisir de la pensée par le refus de la silenciation du plaisir féminin. 

 Mais revenons à l’excision, cause nationale, depuis que M. Macron a dit qu’il accueillerait les femmes qui fuirait ces traditions. 
 Un chirurgien urologue nommé Pierre Foldès pratique dès 1984, la réparation clitoridienne, à la suite de la découverte dans les années 1980 des ravages de l’excision au Burkina Faso. Cet homme féministe a entraîné dans le sillage de son intérêt pour cet organe minuscule, une floppée de travaux et d’intérêts scientifiques médicaux et anthropologiques. L’opération est désormais remboursée par l’assurance maladie et pratiquée en Afrique même. Depuis, il n’y a pas que les élites de la pensée qui se sont emparées de la re-découverte optimiste de cet organe. 

Ma consultation transculturelle est désormais le lieu où s’expriment des femmes venues d’Afrique, qui ont fui les traditions familiales et la domination patriarcale. La question de fond est : que demandent ces femmes ? Le continent noir de Freud, le voici qui s’exprime. Tout d’abord, je mets en garde de ne voir dans leur refus, qu’une ruse pour venir en Occident. Dans leur bouche, la France reste un lieu de défense des femmes… Elles n’ont pas comme revendication le seul plaisir sexuel dans un mimétisme de celui des femmes occidentales. Elles clament le refus de traditions répressives ultra-machistes de leur sexualité. L’excision n’est pas décrite comme une ritualité nécessaire pour la définition de leur genre, mais une forme de vengeance sur leur liberté. Elles clament d’un même chœur une demande d’accès aux savoirs, la fréquentation de l’école, un métier. Ces revendications, elles les veulent pour elles et leurs filles et leurs enfants. En bref, leur émancipation et leur autonomie passent par le respect de leur corps, de leur choix et par l’accès au savoir et à la pensée. Le beau roman de Djaïli Amadou Amal, Les impatientes , le montre avec éclat : les femmes noires disent non et le mettent en œuvre avec leurs pieds, leurs voix et leurs pensées. En tant que femme-médecin, je m’efforce de les y aider.

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