Les premières femmes de la psychanalyse

 


Les premières femmes de la psychanalyse (suite du blog du 20 octobre 2022) (oeuvre de Bansky)

 Depuis la rentrée universitaire 2022-23, Daniel Delanoé et moi-même avons ouvert un séminaire sur la psychanalyse et les dominations. 
 https://aiep-transculturel.com/les-dominations-un-impense-de-la-psychanalyse/ 

 C’est à cette occasion que nous pouvons chercher les impensés de la psychanalyse freudienne. Parmi ces impensés, se trouve le rôle des femmes dans l’histoire de la psychanalyse, et particulièrement celles des premières patientes. Je propose donc d’initier une autre histoire de la psychanalyse, une contre-histoire si on peut dire, soit l’histoire des femmes dans la psychanalyse. 

 Une phrase de Françoise Davoine, psychanalyste qui a remis à l’honneur l’histoire du traumatisme (Histoire et trauma, la folie des guerres, Françoise Davoine et Jean-Marc Gaudillière, Stock) me conforte dans l’idée que les personnes que nous soignons participent pleinement à l’élaboration de leurs soins. Françoise D. parle de ses débuts d’analyste avant qu’elle ne devienne une spécialiste des traumas à partir de sa longue fréquentation des psychotiques en institution et de la remise à l’honneur des psychiatres-psychanalystes qui ont connu les ravages des fronts de la guerre. Une de ses patientes.impatientes lui dit alors : « Vous faites des expériences sur moi », ce à quoi elle répond : « Je fais des expériences avec vous ! ». Il s’agit là d’une définition possible de la psychanalyse, une expérience à deux, une co-expérience, théorie minimaliste qui permet de faire des analysants des co-créateurs de la psychanalyse. 

 Ce point de vue permet de remettre à l’honneur des femmes, d’abord inconnues ou réduites à des cas cliniques qui sont à l’origine de la psychanalyse. Les réintroduire dans l’histoire de la psychanalyse permet de produire un contre-récit qui inclut leurs paroles, leur histoire et leurs gestes, à rebours d’une histoire d’un seul homme ou d’une caste d’hommes du début du XXe siècle, certes géniaux, mais qui étaient dans un face à face avec des femmes souffrantes, parlant d’une société qui les opprimaient et exprimant comment elles y faisaient face. Elles ont été silenciées et réhabilitées ensuite puisqu’on connaît mieux leur nom et leur histoire. 

 Il s’agit d’abord d’évoquer l’hystérie, premier modèle de la théorie psychanalytique. Et si l’histoire officielle retient le nom de Martin Charcot, je prendrais celui d’Augustine, la patiente qui lui a permis de faire entrer l’hystérie dans la médecine, en l’arrachant au domaine de la religion et de la possession. Augustine n’a pas eu de nom pendant longtemps, perdue dans la mémoire médicale. Ses photos sont pourtant gravées dans notre imaginaire et célébrées autrefois par les sur-réalistes. Augustine n’a eu d’existence que dans les rapports médicaux, et a représenté une condensation des hystériques de la Salpétrière : femmes du peuple, dominées par une époque très masculine et par l’œil des médecins. Ces médecins portés par le désir de connaissance scientifique en ont oublié leur désir tout court ou plutôt l’ont transformé en machine à dompter le corps féminin en le mesurant et l’exhibant. Je trouve que le film de Alice Winocour Augustine, est très convaincant sur ce point. Augustine aurait été sa patiente préférée. Il n’a pas écouté ses paroles répertoriées néanmoins (où elle exprime, lors de ses crises, on dirait aujourd’hui épisodes de dissociation) les viols dont elle a été victime par son patron, alors qu’elle était adolescente. Elle a été guérie par Charcot, j’en fais l’hypothèse, après une longue histoire… Puis elle s’est enfuie de l’hôpital déguisée en homme, ne peut-on pas voir dans cette sortie, le geste ironique d’une femme qui brandit un doigt d’honneur à celui avec lequel elle était dans un dialogue souvent muet ? 

 Il serait faux de faire de Charcot seulement un médecin sexiste et inhumain. Il a fait naître l’idée de l’inconscient, qui fait que nous ne sommes pas maître de notre personne. Mais il a aussi été aveugle à son désir, perdu dans le doute et la peur de la tromperie. Ce sentiment craintif d’être dupé en médecine est aussi un leg de cette époque. Nous le voyons tout au long de notre expérience de médecin : une patient.e impatient.e en fait-il.elle trop ? N’est-il.elle pas en train de me séduire, de jouer de ma capacité d’empathie ? 

 Sigmund Freud, médecin inventeur de la psychanalyse, a été le témoin ébahi des expériences de Charcot. Il en a même prolongé les intuitions en offrant la parole aux hystériques… mais ne méritent-elles pas elles aussi les honneurs ? Quand les femmes du peuple sont exhibées à Paris, les bourgeoises de Vienne ont droit au « sens intime » (E. Roudinesco). Mais elles ont été anonymisées puis rendues à leur identité alors que s’initie une histoire des femmes. Il n’y a pas d’hommes dans le premier cercle de Freud, ceux qui font partie de la société psychologique du mercredi. Pourtant, ils sont tous des « adeptes de l’émancipation féminine ». 

 Parlons d’abord de celle qui a un prénom d’emprunt digne d’un film érotique : Anna O., Bertha Pappenheim, était infirmière et douée d’une grande culture au service de son imagination. Joseph Breuer détaille sa prise en charge dans Les études sur l’hystérie. Elle lui fait découvrir son « théâtre privé » somme de rêveries. Elle développe une grande souffrance, l’obligeant à arrêter son métier, aggravée par le décès de son père. La description de Breuer montre une femme clivée, tantôt triste, tantôt hallucinée, dont un état de « possession » par un moi mauvais qui la pousse à mal agir. Son état décline et elle manie des contes d’Andersen dont on connaît les héros, des enfants souvent esseulés et malheureux. C’est elle qui invente la « talking cure » (cure par la parole) et le « chimney sweeping » (ramonage) dont on peut deviner les prémices de la parole adressée et de la dimension du transfert à son thérapeute… Mme Emmy, deuxième actrice des études sur l’hystérie demande, elle, à Freud de la laisser raconter ce qu’elle a à dire. Elles inventent donc la libre association par la parole, là où les deux médecins pratiquent encore l’hypnose. 

 Dora, Ida Bauer, a une histoire très commentée et l’on connaît bien désormais les erreurs de Freud (même pour l’époque) de ne pas l’avoir écoutée (Mahonny), et insistant sans cesse pour lui imposer des interprétations qui ne lui allaient pas. Elle a la bonne idée de fuir ce médecin (pour faire des études !) ami de son père, qui veut lui faire admettre qu’elle a désiré l’agresseur de son adolescence, celui qui « menaça sa virginité » : peut-on mieux parler d’une tentative de viol ? (voire d’un viol pourquoi pas ?) 

 Emma Eckstein, patiente impatiente de Freud et de Fliess, a une place particulière dans l’histoire des femmes de la psychanalyse. Patiente de Freud, elle devient la première psychanalyste, objet de transfert et de négociation dans l’amitié entre les deux savants. Le traitement d’Emma.E. a été rayée de l’histoire de la psychanalyse par Freud lui-même puis par ses successeurs. Elle a été un enjeu essentiel dans la carrière des deux hommes dans leur « folie » à deux, elle a été contemporaine d’un changement d’orientation pour Freud, abandonnant sa Neurotica, soit la séduction paternelle. Disparue donc jusqu’au moment où Jeffrey Masson, travaillant sur les archives de Freud, ait le premier (et aussi Max Schur, Didier Anzieu, Bertrand Vichyn et d’autres) exhumé l’histoire de sa relation à Freud. Ce serait trop long de développer ce que les chercheurs analystes ont développé des imbroglios relationnels des amis Freud et Fliess. Mais de cette période, sont né des enjeux cruciaux pour la psychanalyse, au sujet de l’importance de la maltraitance sur les enfants tout petits. 
Avec Emma Eckstein, Freud renonce à sa « neurotica », autrement dit, il abandonne l’idée essentielle de l’influence des agressions sexuelles sur les enfants et leur devenir, en termes de souffrance grave, pour des raisons qui demeurent à mes yeux, encore mystérieuses. Est-ce le refus d’admettre la perversion de son père, le découragement devant l’ampleur du désastre social des abus sexuels sur les enfants et l’insuffisance de l’efficacité du soin psychanalytique ? Quelle a été l’influence d’Emma E., de la mésinterprétation de ses propos qu’il comprit comme des fantaisies ? Et si ses propos avaient été interprétés autrement (l’évocation des sorcières et de l’excision comme des témoins des pratiques de domination féminine), que serait devenue la psychanalyse ou plus précisément qu’en auraient fait les élèves de Freud ? 
 Au fond, ne peut-on faire l’hypothèse que prendre au sérieux sa collègue psychanalyste, Freud aurait fendu (voire abattu) l’ordre patriarcal qui régnait alors ?
 Néanmoins, on se rend à l’évidence que cette première analyste a eu un rôle très actif dans la compréhension de son mal, que l’enquête qu’elle a faite sur sa propre histoire lui a révélé les intrigues sexuelles entre un patron et ses domestiques femmes et les agressions sexuelles infligées par les nounous sur les enfants. 

 Toutes ces femmes ont été à leur manière des femmes rebelles, souvent engagées dans la lutte contre la soumission des femmes, investies dans leur société. Et ce, grâce à la psychanalyse ? Ou bien peut-on dire que le passage par la psychanalyse leur a donné une forme de compréhension de ce qui les oppressait en dépit de l’avis de leur thérapeute ? 

 Enfin, je voudrais parler de Marie Bonaparte, patiente et amie de Freud, devenue également psychanalyste et qui fut méprisée et écartée par Jacques Lacan. Cette Virginie Despentes de la psychanalyse, a pu, grâce à sa folie, à son désir puissant de coller à la théorie freudienne (le plaisir vaginal), donner une vision très précise (et précieuse) de la sexualité féminine. 
J’en parlerai une autre fois. 

 Textes compulsés : 
Freud S., Breuer J. Etudes sur l’hystérie. PUF 
Freud S. Cinq psychanalyses. PUF
Patrick Mahony. Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse. Paris, Les Empêcheurs de penser en rond. 2001. 
Jeffrey Masson. Enquête aux archives Freud. Des abus réels aux pseudo-fantasmes. Editions L’instant présent. 
Roudinesco Elisabeth. Les premières femmes psychanalystes. Mil neuf cent, 1998, n°16. Figuers d’intellectuelles, pp. 27-41. 
 Bertrand Vichyn, Emma Eckstein, la première psychanalyste. Celle qui ne plus (s’en) sortir, dans Les femmes dans L’histoire de la psychanalyse (1999), pp. 215-236. 
 
 

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