Le racisme en psychanalyse à partir de l’œuvre d’Octave Mannoni





 

L’essai de Livio Boni et Sophie Mendelson, La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti paru à La Découverte en 2021, a été salué à sa sortie, non sans raison, tant il met à jour un sujet, le racisme, peu traité voire pas du tout en psychanalyse. Freud, initiateur de la psychanalyse avait été le témoin et la victime de l’antisémitisme, mais pas du racisme anti-noir. Livio Boni travaille depuis des années sur la psychanalyse et son rapport à la colonisation et la post colonisation. 

La pensée de Mannoni, ancien colonial devenu psychanalyste remarqué, est pour cela remise au travail pour en souligner les erreurs mais aussi les prolongements : l’importance de l’intersubjectivité dans un contexte raciste, le dialogue avec Frantz Fanon, les discrédits dont elle a été l’objet du fait de critiques virulentes, notamment, de Aimé Césaire et Alioune Diop. Mannoni ne se départ pas d’une position en ligne de fuite : il persévère dans sa réflexion, non pour prouver qu’il avait raison, mais pour prolonger une élaboration sur lui-même en termes psychanalytiques, et ne pas laisser penser qu’une situation de face-à-face violente ne peut être analysée qu’en termes économiques. C’est là où souvent il surprend par des textes intéressants sur la « décolonisation de lui-même », et la mise en valeur de concepts comme la désidentification et le démenti. 

 La voie empruntée par les auteurs est donc celle d’arpenteurs de l’œuvre de Mannoni, par une méthode de « réinvestissement des traces » de sa pensé, en écho avec son temps, pour nourrir un projet ambitieux : étudier les conflits raciaux dans un contexte de décolonisation, et plus amplement dans notre actuel contexte. C’est là un apport important permettant d’argumenter l’idée désormais évidente que la race n’existe pas, mais qu’il existe des différences raciales, rendues visibles par le racisme. Le concept freudien de Verleugnung traduit par démenti, permet ainsi de penser un processus collectif, celui de croire à une fiction en dépit de la réalité. L’empire colonial n’aurait tenu que grâce à une idéologie : le partage des races ; la poursuite de ce démenti empêcherait d’affronter la différence. Ce processus est d’autant plus important à mettre en lumière qu’il n’est pas le refoulement, amplement utilisé par la psychanalyse pour concevoir un symptôme ou un conflit. Dans la suite de la mise en exergue de ce concept, les auteurs en créent un autre : la minéralisation qui est « la mise en échec des ressources de transformation psychique lorsque la situation dont un sujet hérite, notamment par sa racisation, se trouve précisément démentie, c’est-à-dire admise et en même temps tenue pour négligeable » (p. 23). 

 A l’analyse de l’œuvre de Mannoni, sa généalogie et ses prolongements, j’ai lu avec plaisir les autres apports permettant de juger de l’angle mort de la psychanalyse (le racisme) grâce aux réflexions de Deleuze et Guattari et de Glissant (1). 

 Le chapitre de l’empire du démenti est la réflexion centrale des auteurs dont je note avec intérêt le positionnement méthodologique : 1- L’appui sur des travaux anthropologiques, le concept de démenti étant au croisement des réflexions de Didier Fassin, sociologue, anthropologue. 2-Une définition de l’inconscient, comme donnée obligatoire mais non substantielle pour penser le sujet, situé historiquement 3-une définition du démenti, en contre point du refoulement, comme effet de l’inconscient à une situation donnée. Le traumatisme est donc réintroduit, non pas comme échec du refoulement, mais comme menace nécessitant protection. 
La relation entre croyance et démenti est donc automatique : la croyance est un effet du démenti et suppose le support de l’Autre. Ainsi, la croyance collective enlace le sujet et l’autre qui y sont tous les deux pris. Ainsi, nous pourrions affirmer : Je sais bien que la race n’existe pas mais quand même il y a des Blancs, des Noirs, des Jaunes… ne serait ce que parce que « eux » aussi y croient (p. 187). La responsabilité en est donc partagée par le sujet et l’autre. Le démenti est contagieux en vertu de la satisfaction qu’il provoque. 

La relance psychanalytique a pour nom Lacan en 1970, par son concept central de jouissance, prophétisant, si on en avait besoin, que le racisme avait de l’avenir. Le racisme analysé par Lacan se passe donc de l’idéologie, pour le situer dans l’affrontement des jouissances. Lacan fait partir sa réflexion de l’érotisation du corps colonisé (il rejoint sur ce point Fanon) doté ainsi d’une puissance dont les colonisateurs sont dépourvus. Ainsi, le colonisateur, pris dans l’ambivalence ressentie à partir du corps de l’autre conçu comme puissance et déchet, est raciste par haine, non de l’autre, mais de la jouissance de l’autre, qui le renvoie à sa précarité. Il suffit ensuite de remplacer les termes de colonisé par racialisé, et colonisateur par Blanc. La vigueur du racisme serait due à une configuration nouvelle : la différence n’étant plus spatialement et symboliquement assignable, il s’agirait de la reterritorialiser (p. 207). Le bénéfice de cette analyse solide et approfondie, réside à mon sens dans l’exigence de « mouiller » la psychanalyse dans un enjeu central contemporain : le racisme. Il se situe également dans le fait de pointer les insuffisances des concepts psychanalytiques que sont le mythe freudien de l’Œdipe (sans que ce soit central pour les auteurs) et le refoulement qui ne permettent pas de comprendre la rencontre traumatique avec l’autre (ici le colonisé puis le Noir) et les effets de la colonisation. Livio Boni et Sophie Mendelson proposent bien de définir les concepts qui permettent de comprendre les causes et effets subjectifs en jeu dans le racisme. 

La réédition des œuvres de Mannoni (2) dont l’incontournable Psychologie de la colonisation apporte des éléments fondamentaux qui permettent une critique non seulement de l’œuvre de Mannoni, mais d’une psychanalyse qui peine malgré tout à explorer ses angles morts (je conviens que critiquer Mannoni à distance est d’une facilité qu’il ne faudrait pas prendre à la légère). Livio Boni, redéfinissant la trajectoire de Mannoni, affirme dans la préface que la révolte malgache de 1947, contemporaine de l’écriture de la Psychologie de la colonisation, est le fait de la « petite paysannerie malgache de la côte ouest », « groupes sociaux subalternes peu intégrés au système colonial ». Ces deux affirmations s’avèrent fausses : les populations de la côte est subissaient le lourd fardeau de la colonisation avec laquelle ils n’avaient pas le même rapport que les populations du centre fréquentées par Mannoni. Ces erreurs constituent-elles des lapsus, confirmant la déformation du regard colonial de Mannoni ? « Le Malgache typique » qu’il étudie recouvre une population qui, depuis l’arrivée des colons, était d’une grande diversité dans sa composition et son histoire, ce qu’il a ignoré. 

J’ai déjà écrit sur le livre princeps d’Octave Mannoni, son intérêt dans une lecture dialectique avec le Peau Noire Masque Blanc de Frantz Fanon (Mestre et Moro, 2012) et l’échec de la pensée humaniste de Mannoni à penser les raisons du racisme, même à son époque (Mestre, 2018). 
Je me suis malgré tout contrainte à relire cette réédition pour mieux apprécier le travail de Boni et Mendelson. J’ai redécouvert un sova (poème épique), issu de la littérature populaire malgache, rapporté par Mannoni comme une pièce à conviction de sa démonstration (le complexe de dépendance du Malgache). Il considère ce témoignage venant d’un « Malgache non typique » dit-il, des sentiments à l’arrivée des colons. Mannoni lit dans ce poème un sentiment d’ « exaltation et de joie » ! L’interprétation de Mannoni de ce poème est oedipienne : le nouveau père (l’imago avatar des colonisateurs) s’installe et la mère et les enfants (La Reine et son peuple d’alors qui se sont pliés à la colonisation) et l’oncle maternel (le premier ministre gouvernant l’île) se soumettent et espèrent compter sur la solidité des colonisateurs au risque de se sentir abandonnés. 
Ce sova est la mise en forme « épique » d’une histoire très précise de la colonisation, du démantèlement de la société, et de la transgression des lieux ancestraux et permet au contraire de deviner la terreur devant la force « extraordinaire » de ces étrangers aux « yeux bleus », qui « baragouinent », qui sont habillés de fer, et qui imposent un pays « pacifié ». L’interprétation oedipienne mannonienne distord et masque ainsi le sentiment de terreur d’une population aux prises, selon le même auteur malgache, à des années de désespoir à venir. La psychanalyse du colon occulte ainsi la capacité narrative populaire à mettre en récit poétique une histoire traumatique. 

La deuxième occultation méprisante de Mannoni est celle des femmes malgaches dénommées Ramatoa, prénom qui indifférencie toutes les femmes. A ce point de constatation, la révision des concepts mannoniens sont inévitables. 

Ces deux angles morts jalonnent la généalogie opérée par Livio Boni et Mendelson ; la dimension historique, qui imprime la hiérarchie destructrice et la question féminine, comme forme de l’altérité (le continent noir de Freud), sont à mon sens insuffisamment traitées. Le face-à-face de deux structures complexuelles relayées par la rivalité de deux jouissances renvoie, à chaque fois, à l’impossibilité d’une rencontre et d’un renouvellement de la relation humaine faite de différences. C’est sans doute pour cela que sont interpelés dans la vie psychique du racisme des auteurs situés en dehors du champ analytique dans des perspectives d’ouverture, à défaut de résolution : les références à Edouard Glissant avec la « relation » et à l’histoire avec Ann Laura Stoler avec « l’aphasie coloniale » (p. 247), sont les plus fécondes à encourager une révision de notre rapport dualiste Noir/Blanc et la création de nouveaux récits (poétiques, historiques…) permettant d’introduire l’héritage de chacun. Mais est-ce la place de la psychanalyse que de proposer des dénouements ? C’est un vrai débat, car elle se doit de se situer dans l’histoire humaine, de théoriser mais aussi de nous aider dans nos pratiques d’analyse. La réflexion est enclenchée, il faut la nourrir de notre clinique. 

1-Ils commentent l'analyse du patient martiniquais dénommé Payote par Maud Mannoni dans Le psychiatre son fou et la psychanalyse, paru en 1970, Points. Commentaire que reprendra Glissant. 

2-Psychologie de la colonisation et Je sais bien mais quand même... sont republiés au Seuil, Boni écrivant la préface du premier et Mendelson du secont 

Bibliographie 

 -Mestre C. Moro MR. L’intime et le politique. Projet pour une ethnopsychanalyse critique. L’autre, cliniques, cultures et sociétés. 2012, vol. 13, n°3, pp. 263-272. 
-Mestre C. La défaite d’Octave Mannoni ou les contradictions d’un humaniste. Dans Interculturalité, circulation, globalisation. Nouveaux contextes et nouvelles pratiques, sous la direction de Dominique Tiana Razafindratsimba et Lolona N. Razafindralambo, L'Harmattan, 2018, pp.39-52

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