De quelle nature sont les bébés ?


Cet été, j’ai passé, comme chaque été, une période dans une campagne française très isolée, la Creuse, goûtant la somptuosité de la nature, faussement ressentie comme sauvage, tant les essences des arbres sont modifiées, les oiseaux moins bavards, et les prés moins fleuris. Profitant de ce vide, j’ai lu un livre trouvé par hasard sur un marché, proposé par un libraire ambulant, cheveux longs, nez et oreille ornés, avec qui j’ai papoté sur le rapport au travail, le sens de la vie, la nécessité de l’écologie. 

Ce livre Réveiller les esprits de la terre (2021), j’en connaissais l’autrice : Barbara Glowczewski, magnifique anthropologue, très connue pour ces travaux sur les Aborigènes depuis les années 80. Ce livre m’a emporté dans une rêverie optimiste face à notre monde devenu au fil des années terrifiant et menaçant pour notre avenir et celui de nos enfants. Barbara Glowczewski fait une sorte de synthèse de tout ce qu’elle a appris des peuples autochtones et des « défenseurs du vivant » de tous les coins du monde. Les Aborigènes, les minorités indigènes, les zadistes de notre Dame des Landes comme ceux de ma campagne, avaient un puissant message dont elle se faisait le porte-voix et la défenseuse militante. L’écoute de la terre, que défendent chacune à leur façon ces populations, permet de résister au désastre annoncé. Réveiller les esprits c’est résister contre l’accaparement des terres et leur bétonisation, c’est résister contre un monde qui défait nos liens avec la nature pour en faire une marchandise. Bref, ma campagne si pauvre devenait soudain un lieu de promesse ! Il me fallait moi aussi écouter les esprits de la terre !  

Renouer avec la nature, voici un mot d’ordre devenu très actuel, et pour devenir « l’homme-panthère » clamé par le poète Aimé Césaire, c’est-à-dire un homme non séparé de son environnement et de l’énergie de son lieu, il nous faut faire une révision de notre existence. Barbara Glowsczewski ne fait pas des Aborigènes qu’elle connaît intimement des êtres « primitifs » appelés à évoluer vers notre modernité. Non, ce serait plutôt l’inverse : leur conception du monde deviendrait notre modernité à venir ! Etre attentif à nos rêves comme imprégnation de l’énergie de nos lieux serait un des moyens de redonner du sens à la vie collective. Ce que les Aborigènes Warlpiri rencontrés par notre anthropologue appelle le Dreaming (le Rêve) est un « espace-temps d’ancêtres cosmiques éternels et sacrés » (2004, p. 355). Cette dimension est en lien avec toutes les traces terrestres : empreintes d’animaux, de plantes, d’hommes et de femmes, d’ancêtres, tous « sujets » (c’est à dire doté d’une subjectivité) et reliés par des itinéraires géographiques rendus sensibles par des récits, des chants, des dessins. 

Dans cet univers spirituel, les « esprits-enfants » (rayi) s’arrêtent là où une jeune mère est prête à accoucher. Au désir de maternité d’une femme, arrive cette entité, propre à un lieu, et possédant la particularité d’être associé à une plante ou un animal. Une femme prendra donc un « esprit-enfant » du lieu où elle va enfanter. Un enfant peut avoir des racines multiples, du lieu où il est arrivé à la mère, et du lieu, même lointain, de ses parents (si ceux-ci ont migré). L’hybridation est donc possible. Il ne faudrait pas penser que ces populations lointaines ne « savent » pas que les enfants proviennent de la rencontre de deux gamètes. Comme l’écrit si bien Maurice Godelier (2003), il faut plus d’un père et d’une mère pour faire un enfant, un troisième principe est nécessaire et cette pensée est majoritaire dans le monde. La conception des bébés chez des Aborigènes nous invite ainsi à comprendre que leur nature est multiple : humaine, animale et/ou végétale, dépendant des lieux où ils ont été conçus et également des lieux de leurs parents et de leurs ancêtres. 

Voici un modèle fascinant d’alliance précoce entre l’homme et son environnement ! Il imprègne toute l’existence de l’humain qui ne peut se penser couper des « esprits de la terre », et devra se sentir solidaire de son intime écosystème et dépendant d’un réseau dense et vivant qu’il devra honorer et respecter ! Inclure dans notre socialité humaine les autres sujets, comme les animaux et les plantes, ne semble pas évident à nous Occidentaux. 
Bien sûr, cette conception nous oblige à faire un pas de côté avec notre histoire philosophique et culturelle où nature et culture sont irrémédiablement séparées. Un autre anthropologue, célèbre également, du nom de Philippe Descola, a fait entendre sa voix pour concevoir que ce grand partage est une construction non universelle. Mais alors qu’inventer pour faire évoluer une conception humaine qui laisse place, dès la conception de l’enfant, à l’environnement et le lieu d’où nous venons et où nous habitons ? 

Accepter tout d’abord notre nature humaine comme un lieu d’échanges avec d’autres humains, nos proches et nos lointains, nos familles et nos « communautés », et non comme le seul levier de notre «liberté individuelle » comme nous y invitent d’autres anthropologues comme Marshall Sallins (2009). 

Plus prosaïquement, je me laisse à rêver qu’il ne faudrait pas abandonner des pratiques pas si vieilles : planter un arbre lors d’une naissance, par exemple. Ne faudrait-il pas revoir l’idée qu’un enfant né dans une rose ou un chou ou bien apporté par une cigogne, n’est pas qu’un ramassis de sornettes pour camoufler la sexualité de la conception ? Peut-être aussi croire, avec nos enfants, à l’invention d’histoire où l’homme est contraint d’échanger dès l’enfance avec une nature qu’elle croit violente et qu’elle combat comme dans le magnifique album Le prince tigre de Chen Jiang Hong. 

Nous ne pourrons pas vivre comme les autochtones et les aborigènes mais nous pourrions les écouter, ainsi que ceux qui défendent la terre, pour en faire un peu plus notre chair dès le début de notre vie. 

Chen Jiang Hong. Le prince tigre. L’école des loisirs ; 2005. 
Glowczewski B. Les esprits de la terre. Editions Dehors, 2021. 
Glowczewski B. Rêves en colère avec les Aborigènes australiens. Terre Humaine, Plon, 2004. 
Godelier M. 2003. « Un homme et une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Analyse compa- rative de quelques théories culturelles de la procréation et de la conception », Ethnologie comparée, n° 6, http://alor.univ-montp3.fr/cerce/ revue.htm. 
Sallins M. La nature humaine, une illusion occidentale. Editions de l’éclat, 2009.

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