L’inceste au cœur de la psychanalyse

 


La lecture du livre Le sang des mots de Eva Thomas fut une traversée émotionnelle intense. Par ce qu’il révèle des ravages de l’inceste, de la non reconnaissance de la personne, enfant abusée, par la psychanalyse et la justice, puis du long chemin de guérison quand il est possible. 

Je suis allée la voir (pour la remercier de ce témoignage et de son combat pour les victimes) pour aborder ce qui pour moi, thérapeute, était un enseignement précieux : comment un traumatisme (un crime) de l’enfance met des dizaines d’années pour émerger et être relié au désordre affectif mortifère, comment le passage par une autre culture (sara du sud du Tchad pour Eva Thomas) peut faire du bien, comment la pratique artistique (la peinture et la couture) apporte la paix et la méditation, comment l’accompagnement par et avec d’autres femmes amies a été salutaire. Et enfin l’écriture comme forme de soin (son premier livre est Le viol du silence

Pas de psychanalyse pour Eva, car les psy qu’elle a fréquentés, ont corrompu sa parole, provoquant un malheur encore plus grand. Ces psy, au nom d’une théorie oedipienne matinée de libertinage à la Matzneff, lui ont dit qu’elle avait désiré son père et qu’elle avait le droit de coucher avec lui. Eva a été violée par son père à l’âge de 15 ans. Elle le dit avec une clairvoyance absolue : elle a le souvenir authentique de son sentiment de tendresse piétinée par un acte transgressif qui l’a précipitée hors de sa filiation. L’interview que j’ai fait d’elle paraîtra l’année prochaine dans une revue L’autre, www.lautre.org. 

Pour ma part, Mee too, soulevant des clameurs et des chœurs de femmes révoltées, a légitimé avec éclat toutes les voix contestant un pouvoir masculin irrespectueux des femmes, écrasant leur dignité et leur liberté. Le consentement de Vanessa Springora (magnifiquement écrit) et La familia grande de Camille Kouchner sont les livres parmi d’autres qui nous aident à sortir du marasme tétanisant de la violence masculine. Et parmi ces voix existantes depuis longtemps, il y a, outre les livres d’Eva Thomas, Le berceau des dominations de Dorothée Dussy, anthropologue, rejoignant la critique féministe si multiple que je ne peux citer que la dernière lue Elsa Dorlin. 

 Mais revenons à la psychanalyse. Eva Thomas a pu s’appuyer sur des femmes puissantes qui l’ont aidée à rendre publics sa parole et son combat : Nancy Huston et Delphine Seyrig ; ainsi que sur des psychanalystes qui ont dénoncé comment la pensée freudienne avait imposé une théorie, reflétant, outre l’histoire infantile dramatique de Freud (la perversité de son père), la domination adulte et masculine d’un siècle – de plusieurs siècles ! Autrement dit, Freud a théorisé, par une interprétation personnelle du mythe d’Œdipe, le fait que l’inceste relève de la perversité de l’enfant, et que la culpabilité infantile masque et rend secrète la transgression adulte, du père particulièrement. Il a également mis le projecteur sur le fantasme, non comme effet de la réalité insupportable mais fabrication personnelle, au détriment de la réalité traumatique. 

Cette dénonciation existe depuis longtemps et parmi les psychanalystes et psychiatres courageux qui ont contré la parole freudienne, il y a parmi ses contemporains, Sandor Ferenczi, et les autres venant ensuite (dans le désordre et de façon incomplète) : Jeffrey Masson, Alice Miller, Marie Balmary, et maintenant Muriel Salmona et Bruno Clavier. 

 L’invitation de Eva Thomas et Bruno Clavier, comme premiers intervenants au séminaire « Les dominations, un impensé de la psychanalyse » (voir le site de l’AIEP www.clinique-transculturelle.org et www.maisondesolenn.fr) organisé par Daniel Delanoé, psychiatre et anthropologue et moi-même, correspond à un choix calculé de notre part. D’abord pour saluer le courage, la ténacité de ses deux auteurs : Eva Thomas pour avoir été une pionnière dans la dénonciation de l’inceste voilà presque 40 ans et ensuite pour l’engagement dans la lutte sociale et politique pour lutter contre ce crime – elle fait partie de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants) dirigé par le juge des enfants Edouard Durand. 

 Bruno Clavier pour avoir lui aussi témoigné et surtout, en tant que psychanalyste, avoir révisé, lui aussi, les théories psychanalytiques maltraitantes et parfois mortelles, grâce à l’élaboration de son histoire et l’écoute de ses patients (voir L’inceste ne fait pas de bruit et son dernier livre : Ils ne savaient pas… pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles. Le terrain à ce jour a déjà été balisé par des recherches, notamment celles sur les archives de Freud, des écrits de psychanalystes, d’anthropologues, d’écrivains, etc. 

Il s’agit aujourd’hui de saluer et de reconnaître comme fondamentaux tous ces repères qui mettent en question de façon magistrale la domination par l’inceste inscrite au cœur de la psychanalyse. Je pense aussi qu’il s’agit d’un mouvement salutaire pour la psychanalyse : lui redonner sa part créative qui s’éteint dans les institutions qui transmettent une forme de catéchisme contre la parole des analysants. Faire de la psychanalyse ce qu’elle a été : une aventure, une rencontre entre deux (voire plusieurs personnes) où le psychanalyste avec une distance critique vis à vis de ses théories, avance avec son analysé dans une quête historique et intime de sens, lui évitant une contorsion, parfois dramatique, pour se soumettre à la théorie. 

Je revendique haut et fort également que la psychanalyse n’a pu se faire jour sans les femmes, les premières « hystériques », leurs inventions, mais aussi leur refus des interprétations de Freud. 
Dora, patiente décrite dans Cinq psychanalyses est partie du cabinet freudien, geste de révolte contre un homme qui remettait en question ses intuitions et sa compréhension d’un environnement familial pervers, et qui ne reconnaissait pas l’abus dont elle avait été victime à l’adolescence. 
Irma, la fameuse femme de l’injection, est devenue la première psychanalyste femme : elle aussi patiente de Freud et « victime » de Fliess, elle a lutté socialement contre les maltraitances sexuelles faites aux très jeunes enfants. Il s’agit de reconnaître à ces femmes du passé comme celles de notre présent combien elles ont contribué à comprendre les effets de l’inceste et de la maltraitance infantile. 

Dans la suite de Dora et Irma, Eva Thomas et Bruno Clavier remettent à l’honneur la parole légitime des victimes, pour ce qu’elles dénoncent, mais aussi ce qu’elles permettent de connaissance. 

 Pour la suite du séminaire, il s’agit d’articuler la domination masculine par l’inceste avec les autres, culturelle, sociale, coloniale. Comment ? Ce n’est pas évident. La découverte de « l’hystérie » (au sens médical moderne et psy du terme), comme domination sur les femmes, est née avec une autre forme de domination : la domination coloniale. Hystérie et colonisation sont donc nés à la même époque au début du XX e siècle. Les contenus de ce séminaire permettent d’articuler toutes les formes de dominations qu’une certaine psychanalyse n’a pu, n’a su, reconnaître.

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