How will we live together ? migrer et habiter


 

Christophe Hutin, architecte représentant la France à la biennale de Venise, https://www.institutfrancais.com/fr/rencontre/christophe-hutin, place l’humain au sein de son travail. Il m’a conviée à rencontrer son équipe à Beutre, cité de Mérignac, construite dans les années 60. Cette équipe a fait un véritable travail d’enquête, de recherche et de rencontre des habitants de cette cité de transit, qui est devenue au fil des décennies un lieu de vie dont la solidarité a été le premier ciment. https://www.youtube.com/watch?v=yKPdTxb7_PI C’est un préalable indispensable avant de « rénover » cette cité. Ce qui m’a intéressée dans la rencontre avec Beutre, et l’équipe d’architecture de C. Hutin, c’est bien sûr la préoccupation du vécu des habitants. Je n’ai pas rencontré les habitants, sauf l’une d’entre elle qui a été une patiente, mais le fait que Beutre soit une cité, au départ construite pour accueillir des migrants, m’a beaucoup interrogée. 

 Le rapport d’un migrant à son lieu est une réalité qui interroge ma pratique quotidienne de psychiatre-psychothérapeute. On ne soigne pas indifféremment quelqu’un qui a un lieu, quelqu’un qui n’en a pas, et quelqu’un qui a mal dans son lieu. Les migrations, surtout celles qui concernent mes patients, ressemblent à la traversée d’un ravin durant laquelle ont été arrachées violemment toutes les enveloppes matérielles, sonores, olfactives, sensorielles et affectives et linguistiques. Arrivés dans un lieu, je dis souvent qu’il sera leur quand ils auront construit ou investi une familiarité avec lui. Les travailleurs sociaux (et nous mêmes) sommes parfois étonnés de la réaction de personnes et de famille, qui, habitués à un habitat même sommaire, refuse de déménager dans un autre plus sûr et plus confortable. Cela ressemble à une nouvelle migration dont ils connaissent la dimension douloureuse. Car dans ce lieu ils ont reconstruit ce que j’appellerai des racines sensorielles et affectives. 

 La trajectoire d’Aharon Appelfeld, grand écrivain israëlien, mort récemment, explore ce lieu profondément ancré en soi et qui résonne la vie entière. A. Appelfeld a été un enfant juif jeté sur les routes d’Europe après l’expulsion de son village et de sa maison et l’assassinat de sa mère. Il a fini par émigrer à Israël, a appris l’hébreu, sa langue maternelle étant l’allemand et a reconstruit ses racines spirituelles dans cette langue grâce à l’écriture. Dans le livre Mon père et ma mère, ce qu’il écrit de la maison de vacances sur le bord d’un fleuve rend compte de l’importance primordiale de ces premières empreintes et des traces qui s’insinuent tout au long de la vie telle des racines, des rhizomes et ou bien des racines des orchidées : plus les racines imaginaires sont longues et multiples, plus la vie est pleine et ancrée. L’environnement de la maison et de façon plus vaste, la nature et les gens, sont comme des réminiscences, dit-il, définies par l’assemblage d’une vision et d’une émotion, un dépôt qui va alimenter sa vie et bien sûr son écriture. 

Camille Schmoll, géographe et anthropologue, (autrice de Les damnées de la mer, femmes aux frontières en Méditerranée) a étudié les parcours de femmes, partant de l’Afrique sub saharienne et se dirigeant vers l’Europe. Ce sont des parcours effroyables très dangereux et longs. L’approche de Camille Schmoll la plus originale est le chapitre consacré à l’analyse des « pratiques de ‘fuite’ ou de ‘résistance’ » mises en place par les femmes pour endurer un quotidien apparemment vide et sans intérêt dans les centres d’accueil de rétention qui sont des lieux de contraintes et d’ennui. Ces pratiques et stratégies sont déterminantes dans leurs tentatives de reprendre un pouvoir même minuscule sur leur trajectoire : pratiques de prières, enfantement, maîtrise d’un espace rendu domestique, utilisation d’internet pour se mettre en scène, sont autant de gestes d’autonomie, définie comme appartenant « au champ du relationnel et de l’affirmation d’une subjectivité faites de désirs, de sentiments, de passions et d’attachements » Dans le plus grand dénuement, on cherche à habiter un lieu par de menues protections. La vie psychique dépend étroitement de la façon dont on habite un lieu. 

 Et pour revenir à une actualité bruyante j’accueille dans ma consultation, une famille afghane très souffrante. La folie de la mère mobilise la famille, surtout son fils aîné, tandis que le mari est effondré. Personne n’arrive à soigner cette femme, elle crie, hurle, se griffe le visage, depuis des années et la seule explication, est qu’elle est habitée par les djinns. Plus précisément, c’est leur maison, habitat humide et sombre dans lequel paradoxalement la famille se calfeutre tout en y redoutant les actions malfaisantes des créatures chtoniennes. Mais qui peut soigner d’une attaque de djinns ? Je reçois madame qui fait l’effort de venir me voir, soutenue par ses enfants. Elle gémit, crie, se plie pendant que j’évoque tout ce qu’elle a perdu : sa maison là-bas avec ses voisins, la cour où les enfants jouaient, et même si c’était la guerre, c’était son lieu. Mme pilier de sa maison n’est plus rien ici. L’image de sa nouvelle demeure reflète bien celle de son espace interne : rien ne la protège de l’hostilité de l’environnement et des djinns redoutables qui habitent les sols humides. A la dernière consultation, le fils rêve d’une nouvelle maison, où ils pourront acheter des meubles et des objets de là bas. Je me risque à penser qu’il s’efforce de reconstruire des racines, même fragiles, dans ce pays où ils se sentent si perdus. 

 Les objets sont nos racines : objets intérieurs et extérieurs, nos maison les troncs où s’agrippent cette multitude de racines. Donc je comprends parfaitement le projet de Christophe Hutin : écoutons les habitants avant de modifier leur maison.


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