Construire une consultation transculturelle nécessite de définir une méthode afin qu’une équipe pluridisciplinaire puisse travailler aux soins de populations migrantes ne maîtrisant pas le français. En effet, affirmer pratiquer la psychothérapie, soit un soin par la parole et avec les mots, nécessite d’engager un travail collectif et une réflexion sur le long terme. Les équipes d’ethnopsychiatrie ou de psychiatrie transculturelle prennent généralement comme référence la méthodologie complémentariste de Georges Devereux, qui, à partir d’un modèle physicaliste, propose une méthode d’articulation de la psychanalyse et de l’anthropologie : le complémentarisme (Devereux, 1972).
Or, une autre
méthode est tout aussi indispensable et pourtant rarement mentionnée : c’est la
traduction, qui appartient à de nombreuses sciences humaines telles que la
linguistique, l’anthropologie, la philosophie (et d’autres) comme à la
littérature. Dans une consultation transculturelle, la présence d’un interprète
est le maillon indispensable de toute une série d’actes qui permettent le
déroulement conjoint de plusieurs pensées en interaction qui ont pour but le
soin psychique. Entrer dans cette « boîte noire », c’est réfléchir sur la
complexité des choix, des relations, des positions, de la réflexivité, des
émotions, des compréhensions, des différences… bref c’est se plonger dans un
écheveau de relations humaines passionnant et gardant sa part de mystère.
La
consultation transculturelle de Bordeaux
Elle a démarré en 1992 et s’est lancée dans
cette aventure, insouciante des complexités et des obstacles qu’elle devait
affronter, mais forte d’un désir de rencontrer et de soigner des patients et de
mettre à leur disposition une pratique psychothérapeutique d’inspiration
analytique. 1-Expérience de la consultation transculturelle de Bordeaux Le début
de cette expérience (au CHU de Bordeaux) s’est fait principalement avec des
populations arabophones et francophones, avec une petite équipe rassemblant en
particulier Aicha Lkhadir , à l’époque doctorante en anthropologie, et moi-même,
médecin-psychothérapeute et également doctorante en anthropologie. Nous étions
donc familières de de la traduction, que nous pratiquions sur le terrain de nos
recherches anthropologiques : Aicha au Maroc, et moi à Madagascar (Mestre,
2016). Nos questions concernaient alors celles des représentations culturelles
de la maladie, cœur de nos recherches, et la participation de l’anthropologue à
un cadre de psychothérapie. Nous avons forgé nos premières expériences avec des
patient(e)s venant en particulier du Maroc et souffrant de névrose traumatique,
qu’on appelait alors « sinistrose ». La polysémie des mots, la place du
religieux, le contexte migratoire, les conflits avec la médecine et la sécurité
sociale concentraient alors toute notre attention (Lkhadir et Mestre, 2006).
Nous allions faire face à d’autres échéances interrogeant de façon égale la
fabrication du cadre psychothérapeutique dans la pluridisciplinarité, le
recrutement d’interprètes et leur rétribution, les formations nécessaires pour
aborder des problématiques diverses. Ainsi le choix de créer une association ,
tout en défendant la place de la consultation transculturelle hospitalière s’est
imposé immédiatement pour affronter cette complexité.
La consultation
transculturelle reflétant la réalité migratoire française, nous avons du faire
face à la multiplicité des langues et la quête de nouveaux traducteurs, nous
permettant de recevoir des populations turques, russes, africaines anglophones,
et aussi vietnamiennes, srilankaises... La venue d’une sociologue congolaise
nous permettait d’accueillir les patient(e)s parlant le lingala. Ainsi, j’ai pu
recruter des interprètes , venant d’horizons divers, et pouvant dès le départ
les payer grâce à des subventions publiques : étudiant(e)s en psychologie, femme
de ménage, migrant(e)s, diplômé(e)s ou pas, cherchant du travail. Notre critère
de sélection reposait essentiellement sur leur désir de participer à un travail
de soin, leur maîtrise des deux langues (la leur et le français). Le
positionnement, la souplesse de la traduction, l’obligation du secret,
s’exerçaient avec nous.
Des contraintes apparurent inexorablement :
l’augmentation de la demande de soins, la violence des récits des patients
demandeurs d’asile, la demande en interprétariat de services hospitaliers
recevant des patients migrants et la nécessaire recherche de financements. Les
enjeux étaient alors nombreux et graves : quelle formation et quel statut pour
un métier qui n’existait pas et qui devait entrer dans une institution publique
? Quelles relations entre les professionnels du soin que nous étions et les
interprètes ? Comment les rémunérer et quel contrat proposer ? Il fallait faire
face à tout cela à la fois, tout en assurant le développement de la consultation
transculturelle : cela a nécessité une énergie formidable et enthousiaste, la
rencontre de nombreux responsables administratifs, médicaux, politiques… et
l’aiguisement de nos arguments. L’équipe était alors forte d’une expérience
irremplaçable : l’écoute des mots de nos patients. Je peux dire avec une fierté
non feinte que j’ai imposée à l’hôpital la présence indispensable des
interprètes . Bien sûr cela ne s’est pas fait sans des rencontres humaines
compréhensives et bienveillantes, telles qu’elles étaient possibles, et parfois
des désillusions qui renforçaient notre combattivité. L’outil associatif a
permis des conventions avec l’hôpital qui nous a en retour imposé un tarif
horaire peu satisfaisant. C’était néanmoins une avancée importante.
La réflexion
sur la formation des interprètes s’est faite à partir des réunions d’analyse de
la pratique. Un binôme anthropologue-psychologue, conformément à notre outil
complémentariste, a assuré pendant des années des réunions régulières devenues
par la suite obligatoires, où les interprètes parlaient de leur pratique, de
leur difficulté et de leurs besoins (Lkhadir et Mestre, 2013). Les réflexions
qui en sont ressorties ont été particulièrement bénéfiques et ont permis
d’entrer dans la complexité de cette « gymnastique des langues », incluant tout
à la fois des dimensions affectives, psychiques et aussi sociales et politiques.
Deux mouvements complémentaires ont alors émergé : une revendication de la part
des interprètes (en termes de formation et de salaire) et une exigence de la
part des professionnels du soin (en termes de ponctualité, de positionnement et
de fidélité à la traduction). Des recherches « in vivo » par des stagiaires ont
pu également affiner notre compréhension de la pratique particulièrement
difficile de la traduction car prise dans un entrelac de relations instantanées.
Des formations par des collègues médecins et psychologues ont pu être proposées,
les demandes visant la psychothérapie, les maladies infectieuses et d’autres
sujets. Une formation systématique de la place de l’interprète dans la
consultation transculturelle était prodiguée, pour tout nouveau venu, par Aicha
Lkhadir. Des réunions entre les professionnels du soin et les interprètes
étaient organisées pour partager des préoccupations : nous pouvions alors
aborder aussi bien des problématiques d’interprétariat en psychiatrie notamment
(Mestre, 2015) que de revendications salariales.
Un nouveau tournant a été
abordé avec la rencontre des autres associations au niveau national. Nous étions
décidées à monter un diplôme universitaire avec l’université de Bordeaux (ce qui
avait été accepté) lorsque nous avons été interpelées par une autre association
d’interprètes. Décision a été prise de répondre favorablement à une réflexion
nationale et de suspendre momentanément notre proposition locale. En effet, ce
rapprochement était vu comme une opportunité de comparer notre réflexion avec
d’autres équipes, et surtout de pouvoir avancer sur la formation et le statut
des interprètes, ce que nous appelions de tous nos vœux. Les autres associations
étaient nées principalement d’initiatives d’interprètes. Leurs réflexions
venaient en contrepoint des nôtres, les éclairant d’une autre façon, mais
surtout nous confortant dans la justesse de notre approche : les idées issues
des interprètes confrontées à différents milieux (médical, psychologique,
social, juridique) répondaient aux nôtres issues d’une pratique de soin
transculturel et psychothérapeutique. La réflexion nationale sur le métier
d’interprétariat nous a conduites à des réunions régulières sur plusieurs
années, à la formalisation de nos formations en accord avec les exigences de ce
groupe national. Nous avons adhéré à l’appellation « interprètes en milieu
médical et social », avons apporté le fruit de nos réflexions et avons été
co-signataires de la charte de l’interprétariat médical et social professionnel
en France, pierre d’angle des recommandations de l’utilisation et de la
formation des interprètes par la Haute Autorité de Santé et le décret qui a
suivi . La réflexion et le travail sur Bordeaux ont continué : la consultation
transculturelle a pris de l’ampleur, nos engagements sont devenus nombreux, tant
du point de vue intellectuel que politique.
Un nouveau Diplôme Universitaire «
Médecines et soins transculturels » a été créé, grâce à une co-organisation avec
l’université d’anthropologie de Bordeaux : une partie de l’enseignement est
consacré à l’interprétariat en milieu médical et social. Un colloque
international organisé avec la revue L’autre, cliniques, cultures et sociétés a
permis des rencontres internationales et l’enrichissement de nos réflexions et
de nos connaissances (Mestre et Kotobi, 2017). L’expérience de l’association
Mana a pris fin en 2018 après 20 années d’activités innovantes et passionnantes
mais forcément épuisantes (Mestre, 2019). Sur les décombres de cette
association, sont nées deux nouvelles associations : l’une créée par les
interprètes de Mana appelée Imedi, et l’autres par les professionnels de la
consultation Ethnotopies . Deux noms pour deux destins en dialogue.
Traduire,
interpréter, médiatiser
Quels savoirs tirer de cette expérience qui continue
grâce aux consultations transculturelles et à notre collaboration avec les
interprètes ? Traduire a été avant tout pour nous une pratique anthropologique.
En effet, c’est sur le terrain de la rencontre avec un autre (des autres)
étranger que nous pouvons observer et expérimenter la nécessité de la
traduction.
Traduire, c’est faire passer des mots, mais aussi des idées, des
images, des concepts d’un monde à l’autre. C’est grâce à la traduction que des
rencontres ont pu faire advenir qui constitue ce que Edouard Glissant a appelé
la « mondialité » . Pour qu’une rencontre soit la plus prometteuse, il nous faut
accueillir la langue de l’autre, les mots qui l’incarne, le sens qu’il y met, le
monde qui les abrite au sein de sa propre langue et de son monde. L’interprète
est la personne indispensable à cette pratique. Il faut pour l’accueillir,
renoncer à la toute puissance de sa fonction, et tenter (sans y arriver) à
amoindrir les hiérarchies qui nous habitent, à respecter son « opacité », autre
terme cher à Edouard Glissant et que nous traduirons par mystère. La traduction
de l’interprète en milieu médical et social partage les enjeux de la traduction
littéraire, mais est plus immédiatement scabreuse car elle est ne peut
s’octroyer le temps de la réflexion, de l’ajustement et de la correction.
Interpréter, cette gymnastique des mots, ne peut donc pas se faire sans une
modification du message de départ, malgré l’effort consenti dans la juste mesure
entre traduction mot à mot et restitution du sens. D’autres francophones emploient
le terme « interprétation » pour interprétariat, ce qui nous fait sursauter du
fait de connotations savantes, mais ce terme est sans doute le plus approprié
pour désigner le travail que réalise un interprète dans le choix d’un mot pour
un autre. Aicha Lkhadir (2013) propose avec justesse qu’interpréter c’est opérer
un travail de deuil. Le deuil fait appel à la perte, mais aussi à la
transformation dans la continuité. Interpréter c’est aussi médiatiser .
La
médiatisation dans le domaine transculturel repose sur le consensus d’un groupe
et sur sa volonté à trouver un terrain d’entente voire de création. Le travail
de l’interprète est particulièrement difficile si il a lieu dans un climat
d’affrontement et de conflit. L’interprète doit se sentir invité à participer à
un travail collectif de transformation et de compréhension. Le notre est le
soin. L’interprète n’est pas un professionnel du soin, sauf s’il en a la
formation, mais il participe à une œuvre de soin. C’est pourquoi, la confiance
l’échange, l’entente sont des ingrédients indispensables au travail avec
interprète, le contexte de son action ayant une influence décisive sur son
travail (Mestre, 2017). A la consultation transculturelle, nous pouvons échanger
sur le choix des mots opéré, sur les difficultés relationnelles, sur les
intraduisibles et les embarras, dans la consultation avec le(s) patient(s) ou
dans l’après-coup : cela fait partie de la qualité de la consultation.
Actualités
Nous pouvons nous féliciter des avancées auxquelles nous avons
participé dans les dernières décennies et la montée en puissance de notre
réflexion (Mestre, Ibid.). Avec une ombre au tableau : toutes les institutions
de soin n’ont pas encore d’interprètes, malgré les fortes recommandations
officielles. L’actualité nous apporte également des désagréments que nous avions
suspectés, qui nous bousculent et qui nous obligent à continuer dans nos
engagements. Au CHU de Bordeaux, comme il en est la règle, la présence des
interprètes repose sur des appels d’offre conduits par la direction des achats
du CHU. Or, le dernier appel d’offre nous a contraints à changer d’interprètes,
ceux avec lesquels nous avions un travail fructueux de plusieurs années, contre
d’autres, qui se sont avérés sans formation, et même sans expérience.
Que
s’est-il passé ? La direction des achats a fait le choix principal d’un
opérateur qui ne remplit pas les recommandations de l’HAS, de l’IGAS , du décret
gouvernemental et des travaux réalisés dans ce domaine. On peut donc logiquement
supposer que ce nouvel interlocuteur propose des tarifs beaucoup plus
intéressants financièrement que les précédents. Or, comme l’avons expérimenté,
la condition matérielle et financière ne va pas sans la qualité de
l’interprétariat. Ce choix s’avère dramatique et inquiétant. Il révèle un choix
dont la priorité a été économique, la preuve en étant que les soignants et les
groupes de travail existant au sein du CHU de Bordeaux n’ont pas été consultés .
Le sentiment de piétinement du travail effectué mais aussi d’un coup porté dans
la confiance entre direction et soignants en sont les tristes retombées outre
bien sûr la diminution de la qualité des consultations et notre incompréhension
teintée de colère, la notre comme celles de nos patient(e)s. Ce choix désastreux
est révélateur d’un moment, qui, nous le souhaitons n’est qu’un passage
maladroit de la politique hospitalière, voire plus largement, un accroc
malencontreux d’une vision politique plus large.
En effet, défendre
l’interprétariat en milieu médical et social, c’est défendre des associations
qui œuvrent dans la formation et la reconnaissance d’un nouveau métier de
médiation, indispensable à la qualité et à l’ouverture de nos institutions.
C’est aussi reconnaître à nos collègues interprètes, souvent issus de
l’immigration, leur richesse et leur capacité à participer à une société
multilingue, apaisée quant à la rencontre avec les autres. C’est défendre une
idée des soins et de leurs qualités et un principe démocratique de justice et de
fraternité.
Bibliographie
Devereux, G. (1972). Ethnopsychanalyse
complémentariste, Paris, Flammarion, 1985.
Mestre, C. Maladies et violences
ordinaires dans un hôpital malgache. Paris : L’Harmattan ; 2013
Mestre C,
L’interprétariat en psychiatrie : complexité, inconfort et créativité. Rhizome,
2015 N°55, pp. 38-47.
Lkhadir A. Mestre C. Quels enjeux anthropologiques et
éthiques pour la traduction en santé publique. In L’autre, cliniques, cultures
et sociétés, 2013, N°14, vol.1
Lkhadir A, Mestre C. L’interdit de la pensée :
psychothérapie et religion. In Pourquoi l’interdit ?, Reveyrand-Coulon O. et
Guerraoui Z. (dir), Editions Erès, 2006 : 165-178.
Mestre C., Analyse
ethnopsychanalytique de la plainte corporelle. Prisme, Québec, n°28, 1999,
pp.130-139.
Mestre C. Kotobi L. (dir). Des interprètes pour mieux soigner. In
L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, Vol.18, n°3.
Mestre C, Le soin
aux personnes exilées et les associations qui s’en occupent, quel devenir ? in
La lettre du COMEDE, n°61, 2019, pp. 4-5.
Mestre C. Naissance de l’hospitalité
dans la langue. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°3,
pp. 380-387 https://revuelautre.com/debats/naissance-de-lhospitalite-langue/
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