Femmes impatientes aux frontières




Les impatientes sont les femmes peules qui habitent le roman de Djaïli Amadou Amal : il nous fait entrer dans la vie intime de trois femmes broyées par l’institution du mariage. Ce récit à trois voix dessine le destin de femmes soumises aux lois patriarcales de l’honneur familial qui demande un renoncement de tout vœu d’émancipation des femmes. Quel devenir pour ces femmes, première ou deuxième épouse que l’on éduque dans une patience qui confine à la soumission à un ordre habité par la violence ? L’autrice y répond par ses anti-héroïnes : la folie, la vengeance ou la fuite... 

 L’une serait-elle une des femmes croisées par Camille Schmoll au cours de son enquête de plusieurs années sur les femmes migrantes vers l’Europe ? Son livre Les damnées de la mer (Editions La Découverte, 2020), rappelle que les migrations ne sont des « crises » que lorsque les politiques font tout pour les empêcher (en dehors des véritables crises migratoires en rapport avec des conflits meurtriers comme la guerre en Syrie). Les femmes ont toujours migré et cette réalité a été longtemps minorée voire ignorée. C’est dans les années 2000, que la donne a changé, explique Camille Schmoll. En Italie, pays d’enquête et d’arrivée des migrantes, les métiers autrefois occupés par les femmes venant d’Afrique sont remplacées par des femmes de l’Union européenne, libres de circuler (Bulgares, Roumaines, Polonaises). De plus, la volonté de protéger les frontières d’un « appel d’air », entraîne une logique de fermeture. Les migrant(e)s privé(e)s de visa, prennent les routes et traversent la mer méditerranéenne. Camille Schmoll, géographe, enseignante à l’université de Paris, investie dans plusieurs groupes de recherche, raconte, en anthropologue, des trajectoires, longues et douloureuses, des femmes qui enchaînent des obstacles considérables faisant de leur chemin migratoire, des couloirs de l’attente, des retours brutaux à leur pays de départ, des risques de mort et de cruauté, des séparations et des pertes. 

A l’origine de tout départ, il y a souvent une vie remplie de violences de toutes sortes. Les femmes, pourtant, ne partent pas « seules » sur la route et leur départ s’inscrit souvent dans un projet familial. Le projet migratoire n’est pas planifié. Il évolue tout au long de son déroulement, en fonction des rencontres, des aubaines, de la malchance ; les femmes généralement connaissent les dangers encourus, même si elles ne peuvent pas les éviter. L’expérience de la frontière peut être ainsi très longue et très douloureuse. L’arrivée en Europe n’est qu’une étape ultime du projet. Camille Schmoll a ainsi enquêté dans les îles devenues des prisons et dans des centres en Italie, où les femmes attendent. Dans l’île de Malte, s’est construit ce qu’on nomme un hotspot haut lieu de violence et de non-respect des droits humains comme l’accès à la protection internationale, l’Europe devenant un « rocher hostile » qui aggrave la condition des femmes. Des centres de rétention en Italie constituent aussi des lieux de concentration humaine, qui représentent « les micropolitiques d’immobilisation mises en œuvre sur le corps de femmes » (p. 103), des sortes de prisons. Derrière le nom chantant de Ponte Galeria, se niche un lieu d’exclusion du droit, d’expulsion, qui criminalise ainsi l’asile et traite les femmes (les hommes aussi) comme des animaux les privant d’autonomie et d’intimité. Toutes les mesures politiques qui « relocalisent », « dublinent » « rapatrient » se heurtent avec brutalité au mouvement irrépressible de la migration féminine. Quand les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, ou centres d’urgence, sont enfin atteints, les vies demeurent encore « suspendues », et le temps « dilaté » (p.132). Ces centres détériorent les vies des demandeuses d’asiles comme le travail des travailleurs sociaux contraints à un encadrement plutôt humiliant. 

L’approche de Camille Schmoll la plus originale est le chapitre consacré à l’analyse des « pratiques de ‘fuite’ ou de ‘résistance’ » (p. 162) mises en place par les femmes pour endurer un quotidien apparemment vide et sans intérêt. Ces pratiques et stratégies sont déterminantes dans leurs tentatives de reprendre un pouvoir même minuscule sur leur trajectoire : pratiques de prières, enfantement, maîtrise d’un espace rendu domestique, utilisation d’internet pour se mettre en scène, sont autant de gestes d’autonomie, définie comme appartenant « au champ du relationnel et de l’affirmation d’une subjectivité faites de désirs, de sentiments, de passions et d’attachements » (p.164). Le concept d’« autonomie en tension » semblerait être ainsi au croisement d’une migration très contrainte dès le départ par des assignations familiales et d’une volonté de tenir bon quant à l’espérance d’une vie meilleure. Camille Schmoll considère les migrations « minoritaires » des femmes qu’elle a croisées comme des actes transgressifs, eu égard aux projets d’assignation à une place sociale, comme à l’immobilisation tentée par les politiques migratoires européennes. Dévoilement du trajet des femmes, comme ni victimes, ni héroïnes, voici le projet réussi de Camille Schmoll pour mieux appréhender les réalités et les retombées de politiques migratoires analysées par la perspective du genre. Ceci rappelle que les frontières peuvent produire du malheur, mais se heurtent toujours à une résistance humaine, qui arrache les femmes au seul statut de victimes. 

Cette résistance n’est elle pas ce qui fait également fuir les femmes des systèmes d’oppression et d’injustice décrits avec âpreté par Djaïli Amadou Amal ? Ces deux livres mis bout à bout, l’un par la fiction, l’autre par les sciences humaines, décrivent le maillage des violences subies par les femmes et leur capacité à y faire face. Au bout du voyage, il y a aussi nos consultations transculturelles. Et ce qu’elles nous disent ressemblent fort à ce que ces deux livres dévoilent : des tragédies mais de la résistance qui font d’elles des survivantes.

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