L'enfant et la guerre




Il y a plusieurs façons de décliner les liens entre l’enfant et la guerre : l’enfant dans la guerre, l’enfant de la guerre, l’enfant victime, l’enfant témoin, l’enfant guerrier… 

Quatre belles émissions de France Culture déclinent ce terrible sujet.(https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/grandir-avec-la-guerre-14-la-melancolie-des-bombardements) 

Ces documentaires sont fascinants de vérité, de cruauté, d’espoir et d’interrogations. Ce sont des adultes parfois très jeunes qui témoignent d’expériences de guerres : les uns ayant vécu, en tant qu’enfant, la guerre d’Algérie, d’autres étant des rescapés du génocide des Tutsi ou de la Shoah ; d’autres témoignent de leur passé d’enfants-soldats, des soignants racontent comment soigner des enfants victimes ou bien acteurs volontaires de la guerre. D’autres voix révèlent comment des enfants peuvent être jetés dans une vie d’adultes après avoir perdu leurs parents victimes du génocide au Rwanda : ils deviennent des chefs de famille et prennent soin des plus jeunes. Des guerres, comme les guerres de religion en France, ont été les théâtres de très jeunes combattants n’hésitant pas à perpétrer des gestes d’extrême cruauté. Ainsi, si on avait quelques hésitations à le croire : les enfants ne sont ni totalement des anges ni totalement des pervers…, le doute n’est plus permis. 

 Néanmoins, comment un enfant survit-il à la guerre ? C’est une question d’actualité dans notre France pacifique. Après que chaque génération ait, successivement, connu sa guerre : première guerre mondiale, seconde guerre mondiale, guerre d’Algérie et d’autres encore, nous appartenons à un temps où des générations n’ont pas été exposées directement aux effets de la guerre comme les bombardements, la disparition des parents, la vision des morts et de l’horreur… Pourtant, cette paix relative est traversée par d’autres conflits dont le terrorisme islamiste sur notre territoire qui accueille aussi des populations brisées. Les échos des guerres sont ainsi toujours présents. Des personnes, qui ont fui des guerres lointaines, viennent vivre auprès de nous ; d’autres souffrent d’avoir été les cibles d’attentats. Les traces des guerres passées sont vivantes et leurs transmissions sont aléatoires et mystérieuses. 

 Dans le très beau film Pour Sama, documentaire filmé au cœur du conflit syrien, une jeune femme, Waad al-Kateab, filme avec des moyens très modestes et sans relâche, les premières manifestations contre Bachar el-Assad, puis la montée inexorable de la guerre et de ses horreurs. La jeune femme rencontre un médecin et se marie avec lui : c’est un héros résistant qui construit avec d’autres une clinique qui recueille les victimes de cette terrible guerre. Sama naît dans ces conditions. Les images sont très fortes et le message de la jeune femme est réussi : nul ne pourra nier les exactions et la répression sanglante de Bachar contre son peuple. D’autres images interrogent : le bébé Sama est le témoin directe de l’arrivée des blessés, du sang qui coule, des pleurs de terreur, de l’organisation de la résistance, avec la tranquillité mystérieuse d’un bébé rassuré et porté… Une question m’a transpercée : quelles traces de la guerre ont été déposées dans ce bébé Sama qui vit désormais en exil ? 

Dans la consultation transculturelle, nous recevons régulièrement des familles avec des enfants qui ont connu la guerre. L’une d’elle, une famille afghane est venue avec deux très jeunes enfants en âge scolaire ; ils avaient développé dès leur arrivée en France des symptômes qui ont affolé leurs parents. Ils avaient peur des avions et avaient beaucoup de cauchemars. Comme par un mauvais hasard, leur maison, décrite comme spacieuse et confortable, était près d’un aéroport. Les enfants depuis des années avaient vécu dans leur pays le passage des avions militaires dans le ciel : américains et afghans ; ils avaient enduré les menaces intrafamiliales d’un parent taliban… leurs peurs non réprimées s’exprimaient désormais sans relâche en exil. 
 Je pense aussi à ce petit bébé africain très frêle, qui m’a inquiétée par son immobilité et son silence. Il est né en exil. Ses parents sont issus d’un des ces pays de l’Afrique de l’Ouest secoué par des crises et des guerres internes fratricides et cruelles. La mère, une jeune femme silencieuse, semble laisser la place à l’expression de la souffrance de son mari. Le père, un jeune homme à l’allure sportive, est débordé de douleur : le bébé a été opéré d’une malformation intestinale et ses cicatrices, barrant largement l’abdomen, réveillent celles de ce père. Il a été un adolescent membre d’une milice, contraint à défendre un homme politique… enrôlement, brimades, ingestion de drogues avaient fait de lui un guerrier. Les cicatrices du bébé lui sont intolérables et elles se muent en blessures sanglantes, celles des personnes assassinées qui ont jalonné son périple, les siennes aussi. Le bébé est ainsi devenu le support de toutes les frayeurs parentales… 
 Reconstruire des histoires, recoudre, comme des tissus déchirés, des narrativités interrompues par le fracas de la vie, est le but des soins, pour que les enfants retrouvent l’épaisseur de la protection parentale, telle un enveloppement qui peut faire défaut à un moment crucial de l’existence. 

 Il y a aussi, comme dans ces reportages, les enfants et les bébés qui se révèlent dans les adultes souffrants, car l’enfance ne quitte jamais l’humain. Un homme d’âge mûr, venu du Nigéria, souffre terriblement d’une migration chaotique et traumatique. Il s’acharne néanmoins à être un père aimant avec ses tout petits enfants, malgré ses conditions de vie très précaires. Il se bat aussi avec un fantôme : celui de son père, ancien militaire et combattant de la guerre du Biafra, un homme qui a continué le combat avec ses enfants… Comment ne pas lui ressembler se questionne-t-il ? 
 Et ce jeune homme venu de la Sierra Léone ? Il est respectueux, remercie de toutes les aides reçues en France, il glorifie Allah et sa politesse rieuse fait écran à ses souffrances… il est sur les routes d’Afrique depuis le plus jeune âge, 7 ans, après que sa famille ait été massacrée. Je me plait à croire qu’il a été un bébé bien porté et choyé pour arriver encore debout après tant d’horreurs accumulées et d’obstacles rencontrés. 
 De tous les anciens enfants croisés dans la consultation, certains ne se sont pas remis de la guerre ou bien de maltraitances très graves. Ils peuvent finir errants et malades si on ne reconnaît pas leur besoin urgent d’être enfin reconnus comme des êtres fragiles et souffrants en demande d’aide et d’humanisation. 

 Le message transmis par ces émissions est profond : rencontrer des enfants qui ont connu la guerre, comme les enfants revenant de la zone irako-syrienne (reçus à l’hôpital Avicenne), demande une réflexion sur notre posture d’adulte : se garder d’une fascination morbide ; essayer de comprendre la part enfantine dans les guerres interroge notre propre rapport à la violence. 
Une chose est sûre, nous n’en avons pas fini avec l’enfance et la guerre.

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