Ondes de choc de la mort de Samuel Paty

« Il menace les éducateurs de décapitation », ainsi est le titre d’un article du journal Sud-Ouest du 12 novembre 2020, concernant un jeune Mineur Non Accompagné… Derrière cette histoire tristement relatée et qui, surtout, finit si mal devant la Présidente de l’audience des comparutions immédiates du tribunal correctionnel de Bordeaux, se trame un drame terrible. L’enchaînement des faits construit une représentation suspicieuse du jeune : des propos menaçants et graves, une radio du poignet qui  « prouve » la majorité du jeune, et donc qui entraîne l’abandon de la protection de l’ASE ; néanmoins il faut également comprendre que le jeune se retrouve irrémédiablement seul, et que l’article risque de favoriser l’amalgame religion islamique-immigration-terrorisme. 

La mort tragique de Samuel Paty nous a horrifiés de multiples façons et aussi sur le plan intime : qui d’entre nous n’a pas des dettes à l’égard d’un enseignant qui a ouvert notre curiosité ? Samuel Paty n’est-il pas aussi la figure du professeur fin, intelligent, volontaire et engagé que nous admirons ? Cette mort arrive dans un enchaînement-déchaînement d’événements qui nous laissent KO, comme si on assistait à un emballement de violence auquel on ne trouve pas de sens, et qui nous laisse soumis et inquiets face à l’avenir. La tentation du repli serait grande, raffermie par un confinement qui nécessite plus de force chaque jour pour accomplir nos tâches. 

 La menace de la décapitation : au delà de la violence des mots, il y a quand même la « banalisation » de la menace, non pas qu’elle soit banale en elle-même mais brandie à point nommé dans certaines circonstances de plus en plus fréquentes. « Tu vas mourir comme Samuel Paty », dit le jeune Ilheb, condamné immédiatement à la prison après avoir menacé un professeur à Nice (www.nicematin.com/justice/tu-vas-mourir-comme-samuel-paty-un-jeune-homme-incarcere-apres-avoir-menace-un-prof-a-nice-609749) 

Bien sûr, les jeunes choisissent leurs mots pour faire peur aux adultes. Mais n’assistons nous pas également à la naissance d’un « modèle d’inconduite », expression d’un « négativisme social » tels que Devereux (1970) l’ont définis ? Les caricatures du prophète auraient agi comme autant de critique des valeurs de jeunes musulmans dont les actes auraient eu comme objectifs de porter atteinte à autrui et à la société en générale. Porter atteinte à un enseignant, une église, un journal, seraient des critiques agressives et parfois mortelles de la société et de ses représentants. Cette menace de décapitation risque désormais d’être brandie de façon banale pour provoquer la peur, exprimer une désapprobation. Mais entre l’outrage causé par des caricatures et le passage à l’acte violent, il y a des trajectoires individuelles qu’il nous faut comprendre, il y a un pas qui est à déchiffrer. 

Fabien Truong, ex-professeur de banlieue puis universitaire, a restitué, par l’immersion auprès de jeunes, ces trajectoires de façon très intéressante (2017). Son article dans le journal Le monde (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/23/fabien-truong-le-drame-de-conflans-sainte-honorine-nous-rappelle-qu-une-salle-de-classe-n-est-pas-une-arene-politique-publique_6060745_3232.html) les relate et ses propos sont les bienvenus pour sortir de la sidération de la peur et de l’absurdité. Ce qui caractérise le plus souvent les trajectoires des terroristes avérés et d’autres sont « les expériences de violence, la coupure, la clandestinité, les sentiments d’impasse et de persécution », dit-il. Ces blessures rencontrent le plus souvent des messages sur les réseaux sociaux commandés par des hommes à l’idéologie religieuse féroce et maîtres dans la diffusion d’images. Elles attirent et construisent une idée de revanche et de haine, habillées de religion qui galvanisent ces jeunes. 

 Ainsi, dans la trajectoire du jeune tchétchène assassin(https://www.franceinter.fr/assassinat-de-samuel-paty-la-fabrique-d-un-terroriste), on retrouve des éléments qui ont (peut-être) nourri sa trajectoire à la fin funèbre : petite enfance dans une Tchétchénie en conflit, vie dans un quartier nommé « prison sans retour » par les jeunes, passion pour la lutte, sport souvent pratiqué par les Tchétchènes pour laquelle il fréquente un club. Il est de tempérament impulsif. Une bagarre certainement très violente amène son exclusion de son lycée professionnel. C’est un tournant dans sa biographie : il entre dans le monde du travail et surtout il quitte ses relations sociales habituelles et se nourrit probablement de messages des réseaux sociaux religieux extrémistes. L’enquête journalistique met aussi en avant des « coïncidences » qui ont certainement joué dans le projet meurtrier : l’attaque devant les anciens locaux de Charlie Hebdo et le meurtre d’un de ses amis tchétchènes en pleine rue. En quoi des sentiments d’humiliation et d’impasse ont-ils eu une influence sur le jeune tchétchène déjà très impulsif ? 

 Pour revenir au jeune MNA de Bordeaux, exclu de la protection de l’enfance et voué à la prison, les dessous de cette trajectoire sont également tragiques : issu d’une région camerounaise en guerre et ayant perdu sa famille, ayant eu des difficultés à faire reconnaître la minorité qu’il revendique, il a développé un « délire » apparu à partir d’une rencontre difficile avec l’hôpital. A l’évidence, il avait plus besoin de soins qui pourtant lui ont été proposés et prodigués. Ce qui semble toutefois avoir modifié un chemin migratoire déjà compliqué est sa solitude, mais nous raconte son ex-éducateur, il n’a jamais eu de gestes dangereux. 

Il serait ainsi dommage de criminaliser d’emblée des menaces qui pourraient être désamorcées en les remettant à leur juste place, sans avoir la hantise d’affronter des jeunes provocateurs ou dans le malheur. 

Stigmatiser la religion de ces jeunes est dangereux. Il faut l’accepter dans notre société laïque et surtout sécularisée : la religion est une ressource essentielle pour les jeunes musulmans (ce qui n’exclut pas les autres jeunes d’autres obédiences). Elle donne du sens aux pertes, aux deuils, au déclassement, et nourrit l’estime de soi et des autres. Montrer du doigt le « séparatisme » religieux sans agir sur un « séparatisme » social dénoncé de longue date, et qui n’a pas reçu les moyens nécessaires pour l’éradiquer, nourrit une guerre de mots et d’idéologies qui n’aidera pas tous ceux qui sont sur le terrain pour faire face aux brèches de la société. 

 Et enfin, faire l’amalgame entre migration et criminalité est honteux. Des recherches en sciences sociales ont été réalisées et défont cette relation mise en exergue par des politiques, même si les faits récents mettent en cause des jeunes migrants. 

 Avoir un discours juste, réaliste et dépassionné sur ces sujets n’est pas évident. Il le faut pourtant, pour que les professeurs continuent leur travail, comme les soignants et tous les citoyens dans l’accueil des jeunes, de tous les jeunes. Que l’école reste le lieu de la traduction des catastrophes, des génocides et des guerres, par l’enseignement de l’histoire, comme l’a si bien écrit Janine Altounian (2000), fille d’un père arménien rescapé du génocide, qu’elle soit le lieu de l’ouverture aux langues, aux religions comme valeurs culturelles. 

 Bibliographie 

Altounian J. La survivance. Traduire le trauma collectif. Paris : Dunod ; 2000. 
Devereux G. Essais d’ethnopsychiatrie générale. Paris : Gallimard ; 1970. 
Truong F. Loyautés radicales. Paris : La Découverte ; 2017.

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