Mémoire pour les disparus, les oubliés, les spoliés



Des millions de Juifs sont morts exterminés et, à Yad Vashem, mémorial de la Shoah à Jérusalem, s’est déroulé le 22 janvier 2020 le 5ème Forum de la Shoah, pour commémorer le 75ème anniversaire de la libération du camp d'extermination nazi d'Auschwitz en Pologne.
Cela aurait pu être un appel, solennel et respectueux, à la mémoire et à l’honneur des victimes, me suis-je dis, en déambulant dans ma ville, Bordeaux. Qui se souviendra encore et encore, de ces personnes anonymes assassinées pour la seule raison qu’elles étaient juives ? Or, ce forum a surtout été le lieu de tensions politiques où se sont affrontés par leur absence ou leur trop grande présence des chefs d’Etat, où s’est jouée une bataille d’histoire avec ses événements qu’on voudrait dissimuler ou exhiber.
Yad Vashem, « Je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un monument et un nom ... qui jamais ne s'effacera », selon les paroles du prophète Isaïe, est un lieu du souvenir, de recherche et d’information.
Mais qui se souvient, nous rappelle Samah Jabr, collègue psychiatre palestinienne, visage souriant et tête voilée, qu’il est construit sur des terrains d’où ont été expulsés des Palestiniens ?
Voici son message : 
Ce que le monde semble ignorer, c'est que ce complexe de Yad Vashem fut construit sur les terres communales du village de Ein Karem, un des plus grands villages du district de Jérusalem, dont les habitants furent expulsés de leurs maisons, empêchés d'y retourner, et remplacés par des juifs israéliens. A une époque où la politique internationale se démarque par son hypermnésie et sa sensibilité exacerbée à l'expérience historique et culturelle d’Israël, l'occupation israélienne continue son attaque sans répit sur notre histoire, notre mémoire et nos esprits, et poursuit son nettoyage ethnique du peuple palestinien. Ma collègue Elana et moi-même, en tant que professionnelles de la santé mentale avec un intérêt tout particulier porté au trauma psychique, ne pouvons que lever nos voix en protestation contre cette commémoration sélective qui perpétue le trauma de la nation palestinienne et trahit l'Histoire. Nous demandons aux professionnel.le.s de la santé mentale partout dans le monde d'attirer l'attention des dirigeants mondiaux devant participer à cet événement sur l'impact délétère sur le peuple palestinien de leur mémoire sélective. Cela aggrave les plaies persistantes et ravive un vécu traumatique toujours prêt à resurgir.

J’ai médité sur ce paradoxe et j’ai croisé une femme qui, me voyant le nez en l’air, carnet en main, m’a murmuré : « Qui va gagner ? ». Oui, qui va gagner dans cette bataille de mémoires et d’histoires sur les restes des morts, tous les morts, juifs et palestiniens ? J’ai marché et je n’ai pas trouvé de réponse que le silence de la ville, à peine dérangé par le bruit du tram nouvellement arrivé. Les murs de cette belle ville n’est-elle pas bâtie, elle aussi sur des strates de batailles et de morts désormais oubliés ? Ma déambulation m’a portée à la place Charles Gruet, qui tient son nom d’un maire bordelais et d’une source d’eau, tout deux disparus… N’est-ce pas le devenir de toute nature, qu’elle soit humaine ou pas, l’oubli ? Et pourtant Charles Gruet, dit l’inscription gravée dans le dur du trottoir, « accompagna avec zèle et humilité les Bordelais lors de la grande guerre ».
J’ai élevé les yeux vers les branches des arbres centenaires de la place, dénudées par l’hiver et j’ai cru y décerner les voiles et les murmures, les souffles de personnes disparues et qui ont beaucoup souffert. Ah, s’ils pouvaient nous raconter du haut de leur éternité le passé et ses événements dans leur vérité !
J’ai fait de ce jour, au pied de la fontaine de cette place, mon lieu de mémoire, en souvenir des Juifs exterminés et des Palestiniens spoliés, mais aussi de tous les oubliés de l’histoire. C’est à quelques pas de cette fontaine silencieuse qu’est décédée, seule, ma jeune sœur Sarah, un jour clair d’hiver.


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