Un écrivain, la dictature, la littérature Je ne reverrai plus le monde, textes de prison, d’Ahmet Altan, Actes Sud 2019




Ahmet Altan, journaliste et écrivain turc, a été arrêté lors de la vaste répression enclenchée par la tentative de putsch contre le président turc Erdogan en 2015. Il est accusé avec son frère Mehmet d’avoir diffusé un « message subliminal » et d’avoir ainsi participé à la tentative de coup d’état.
La première phrase qu’il prononce, alors qu’un policier venu l’arrêter lui tend une cigarette : « Merci, je ne fume que quand je suis tendu », le révèle à lui-même dans sa décision, surgie du plus profond de son histoire, d’être le maître de son destin, même sous les crochets de la dictature. Cet autre de lui-même, ce « quelqu’un » lui fait écrire : « La réalité n’a pas su m’attraper au vol. C’est moi qui l’ai empoignée au col » (p14). Les mots, l’écriture et la littérature vont alors accompagner le prisonnier dans un monde sombre et étouffant et nous faire partager tout à la fois l’univers terrifiant de la prison et les sensations intimes qu’il suscite par l’exploration quasi photographique des murs, des personnes qui l’entourent.
La bascule dans la folie ne se fera pas, car l’homme est riche de sources d’apaisement : « Cette flamme qui me dévorerait, ce serait tantôt l’idée de la mort, tantôt les textes que j’écrirais dans ma tête, tantôt l’orgueil de ne pas vouloir rester dans les mémoires sous un nom déshonoré par la peur, tantôt les fantasmes sexuels les plus débridés, tantôt de doux rêves de bonheur, tantôt une sorte de schizophrénie propre aux écrivains qui savent créer une réalité superbe dans les débris de celle à laquelle ils ont tordu le cou, tantôt la flamme de l’espoir » (p30).  C’est sur cette palette de vies intérieures qu’Ahmet va survivre, mieux, faire de sa détention la matière à réfléchir, philosopher et créer. Surgissent dans un relief affolant de vérité tous les éléments du confort du quotidien qui soudain disparaissent. Tout d’abord le miroir, non pas comme reflet narcissique mais constitutif de notre moi. Son absence anéantit le sentiment d’être. La rencontre avec le temps, dont on ignore habituellement tout, sauf quand on est enfermé dans une prison de haute sécurité, est une prise de conscience stupéfiante : il est une masse qui immobilise. « La vie sans le temps est une vie morte » (p100) et il faut donc le réinventer (par la géographie de son corps et de la cellule) pour, à l’instar des horloges qui le scandent, s’en affranchir et ainsi pouvoir plonger dans les affres du métier d’écrivain.
Ahmet Altan est en prise directe avec sa vie intérieure (ce que nous pourrions appeler inconscient) mêlée de signes à déchiffrer et impulsée par des forces immaîtrisables, poétiquement appelées « les ouvriers sculpteurs ». Le rêve, l’intuition, l’héritage des hommes guerriers de sa généalogie, la mémoire, la spiritualité seront les garants d’un combat puissant et silencieux partagé entre la résistance à la peur et l'anéantissement et l’écriture. Il combat le désespoir, l’absence de consolation, par l’humour (que les juges sont ridicules qui le décrètent en « putschiste religieux » puis en « terroriste marxiste » !), la littérature découverte dès sa jeunesse (Tolstoï, Woolf, Dostoïevski, Flaubert), le discernement (les bourreaux sont parfois plus humains que les victimes) et la volonté indestructible d’être un écrivain. Mais aussi un homme aimant la vie.
Le résultat est époustouflant : un livre fort non seulement par le témoignage, mais par la puissance de la littérature pour combattre l’absurdité de la dictature. De la beauté née du froid des geôles turques.
Ahmet Atlan, d’abord condamné à perpétuité, a été relâché puis ré-enfermé le 12 novembre 2019.  Il crée une véritable fissure, grâce à son écriture fragile et vigoureuse, de la force brutale d'un gouvernement, c’est là une victoire que nous devons honorer.      

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