Le soin aux exilés et les associations qui s’en occupent, quel devenir ?


Le soin aux exilés et les associations qui s’en occupent, quel devenir ?



La consultation transculturelle de Bordeaux a du affronter en 2018 deux modifications majeures qui ont bouleversé sa pratique de soins psychiques auprès des personnes exilées.
La première concerne l’association Mana, créée 20 ans auparavant, et travaillant en étroite collaboration avec la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux. Elle a fait le choix de la filialisation avec le groupe SOS en juillet 2017. La seconde concerne la modification de la procédure de la DASEM (demande de séjour pour maladie) passant de l’ARS à l’OFII. Ces deux changements relèvent de la simple coïncidence de calendrier, néanmoins les processus qui les sous-tendent demandent à être examinés de près[1].
L’association MANA « ancienne formule », dont les missions étaient le soin et la prévention auprès des populations migrantes, la formation et la recherche, avait créé un groupe d’interprétariat et participé à la création de la charte pour l’interprétariat en milieu médical et social[2] ; elle avait monté une action de quartier pour les femmes étrangères ; et elle collaborait à la consultation hospitalière pour le soin auprès des victimes de la torture et de la répression politique, grâce à un financement de l’ONU. Elle n’avait pas de problème, ni financier, ni humain, mais son CA, épuisé, a cru qu’une alliance avec le puissant groupe SOS les mettrait à l’abri de ruptures de contrat pour ses salariés et de l’aléa des demandes de financement et des appels d’offre. Les promesses du groupe étaient séduisantes… 18 mois après, suite à de pénibles échanges entre la présidente que j’étais et le directoire de SOS, à des conflits médiatisés avec les salariés, les dés furent jetés : le directoire m’a exclue, et la majorité des salariés furent licenciés…  Nous avions entre temps fondé une autre association Ethnotopies qui, à ce jour, recrée des projets engagés auprès des personnes migrantes.
Les retentissements de ces ratés se firent sentir : la menace sur le populations soignées menacées d’exclusion et au cœur de nos actions et la maltraitance des salariés déjà fragilisés par des statuts précaires nourrirent une souffrance au travail.
Parallèlement les effets de la nouvelle procédure du DASEM se firent percevoir : des patients soignés se retrouvèrent sans papier, privés de travail, parfois à la rue, ou fuyant la police. L’incrédulité, l’incompréhension, le doute dans nos capacités assombrirent nos pratiques. Heureusement la solidarité et la ténacité courageuse des salariés ont évité que vole en éclat l’équipe. Les patients quant à eux, continuèrent à venir sauf ceux qui partirent dans l’errance. Equipe soignante et patients se retrouvèrent plus que jamais dans une relation en miroir faite de sentiments d’exclusion.
Quelles sont les tendances qui traversent ces deux tristes histoires ? J’en proposerai quelques-unes : la destruction du lien social, l’immixtion de logiques restrictives d’Etat dans le soin au sens du care, l’attaque des lieux de démocratie, l’avènement d’une vision normative étriquée des personnes.
L’équipe de soin, salariés associatifs et salariés montant des dossiers pour l’OFII, s’est trouvée face à des relations « techniquement » efficaces qui excluent les relations collégiales pour l’évaluation de l’état d’un patient d’un côté et les relations professionnelles par des réunions respectueuses de la parole de chacun, de l’autre côté.  L’idée est que la rigueur passe par une forme de relation autoritaire et infantilisante qui affirme : « nous savons mieux que vous », ce qu’est la souffrance psychique et son traitement, ce qu’est la fonction d’un salarié et les besoins des populations soignées.
Le risque est que désormais les grosses associations, ressemblant plus d’ailleurs à des entreprises, soient proches d’un pouvoir qui fragilise les petites associations et excluent les plus faibles.
Deux exemples suffisent à le démontrer : la disparition des contrats aidés (à cause de M. Borello, Président du groupe SOS) a eu comme effet de faire plonger les petites associations alors que les financements publics diminuent[3]. La baisse des statuts « vie privés vie familiale » contribue à la volonté étatique de marginaliser des étrangers[4], et de réduire leurs droits, même ceux dont les soins ne seraient pas assurés dans leur pays.

Les associations contribuent à la démocratie en suscitant la contestation et la discussion ; dans les organisations d’entrepreneurs sociaux, tel que nous en avons fait l’expérience, il n’y a aucun contre-pouvoir, aucun lieu pouvant ressembler à une authentique assemblée générale. Du côté des avis délibérés par l’OFII, ils ne sont pas discutables car jamais argumentés, les liens avec le collège de médecins étant impossibles.
La situation du patient, comme personne souffrante, est évaluée à l’aune d’une vision excluant sa biographie, sa singularité et les relations qu’il a nouées avec son thérapeute. Le salarié qui le rencontre, peut voir son contrat arrêté du jour au lendemain sans préavis ou être remplacé par un autre, sans souci de la réalité du terrain et des besoins en cours.
Alors à la suspicion grandissante de l’Etat à l’égard des étrangers pourrait répondre la notre, rendue légitime par l’actualité : qu’est-ce qui est mis en place non seulement pour décourager les étrangers de migrer en France, mais aussi les salariés qui s’en occupent ? Les avis restrictifs de l’OFII, la mise en question de l’AME et la demande des préfectures aux associations de « livrer » le nom des déboutés du droit d’asile n’ont-ils pas aussi pour effet de plonger les salariés associatifs dans le doute de la valeur de leur engagement, et d’assister impuissants au spectacle accablant de l’exclusion et l’invisibilité grandissante d’étrangers ? En bref l’OFII et les entrepreneurs sociaux ne participent-ils pas à la modification durable du soin[5], qui est au cœur du projet démocratique, en affaiblissant ceux qui le prodiguent et en excluant les plus vulnérables de ceux qui le reçoivent ?

Ethnotopies aujourd’hui a à cœur de revendiquer son héritage associatif et de valoriser tous les liens noués durant 20 ans, que ce soit sur le plan associatif, intellectuel, culturel, et social.
Nous comptons sur vous pour faire d’Ethnotopies un mot habité par des images, des vœux, des métaphores, des cris et des mouvements qui rejoignent, ceux nombreux, qui ont à cœur d’accueillir l’étranger. Et cet accueil existe que ce soit dans les institutions, dans les associations ou bien grâce aux citoyens !

Photo @Poly



* Psychiatre et anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente de l’association Ethnotopies.
[1] Je remercie Arnaud Veisse du Comede de m’avoir incitée à y réfléchir.
[2] https://www.migrationssante.org/2016/03/17/la-charte-de-linterprete-medical-et-social/
[3] https://lemouvementassociatif.org/wp-content/uploads/2018/09/Contrats-aid%C3%A9s-bilan-1-an-apr%C3%A8s-Note-de-plaidoyer-Le-Mouvement-associatif.pdf
[4] Le pourcentage des avis positifs et négatifs dans le sud-ouest sont assez peu différents des autres régions. C’est plutôt l’uniformité des chiffres, quelque soit la région, qui frappe.
[5] Voir le travail de Cynthia Fleury et l’interview : https://www.la-croix.com/France/Initiatives-et-solidarite/Cynthia-Fleury-Ne-pas-soutenir-soin-cest-ruiner-solidarite-2019-06-28-1201032006

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