Cet été, j’ai vécu une coïncidence de
lecture. Je suis entrée dans l’énorme roman Tous
sauf moi de Francesca Mélandri, et en suis ressortie abasourdie, par
l’écriture chantante mais un brin lourde, ponctuée d’une profusion de métaphores
avec des passages (trop) longs parfois. Francesca Mélandri ouvre un chapitre de
l’histoire coloniale italienne inconnue mais surtout d’une cruauté absolue. Le
roman commence par le déboulement dans la vie de l’héroïne, Ilaria, d’un jeune
Ethopien, figure familière de la migration d’hommes jeunes, qui affirme être
son neveu, soit le petit fils de Attilio Profeti, le père d’Ilaria. Un homme à
la peau noire va donc bouleverser la vie et la découverte d’un nouvel arbre
généalogique de la femme et de ses frères. Mais surtout, elle va découvrir le
passé, secret, fasciste de son père, très engagé dans la colonisation de
l’Ethiopie, une colonisation d’une brutalité inouïe, soutenue par une idéologie
raciste et scientifique.
Ma lecture n’a pu s’arrêter :
l’histoire, prise dans les rets de la fiction, est très bien documentée et le
message est clair. Les Italiens, (mais nous Européens), avons refoulé une
histoire qui nous revient avec les exilés, ces êtres qui débarquent chez nous,
sans rien avoir oublié, eux, du passage des Européens sur leur terre. Le propos
n’est pas manichéen, mais il dénonce très clairement le procédé colonial ayant
fracassé des cultures, des territoires et surtout exterminé des hommes et des
femmes. Cet événement n’est pas si loin et éclaire tristement les événements
d’aujourd’hui : le rejet mortel des exilés dans la mer méditerranéenne,
serait-il le symptôme du refoulement de notre histoire collective
européenne ?
Je replonge dans un autre ouvrage, dont
le titre ne m’assure pas une légèreté de lecture : Le trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques
contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, de Karima Lazali[2].
Je l’ai dévoré. L’écho avec le livre précédent est saisissant : Karima
Lazali, psychologue et psychanalyste articule psychanalyse et histoire, et
s’appuie sur la littérature algérienne comme matériel « clinique ».
Elle décortique ainsi la sienne (entre Alger et Paris), qu’elle ne livre pas
mais dont elle affirme qu’elle est pleine de silences, d’arrêts et de
soumission, qui masquent (ou révèlent) les effets d’une histoire collective
gravement traumatique. Je lis les massacres des colons en Algérie avec une
sensation de les avoir déjà lus, oui, dans le livre de Francesca Mélandri… sauf
qu’ils ont eu lieu au 19ème siècle bien avant ceux des fascistes sur
les Ethiopiens. Ainsi, ce croisement m’apporte une leçon saisissante de ce
qu’est la colonisation comme volonté de soumettre l’autre au prix de son
assassinat.
Le message de Karima Lazali est un peu
différent de celui de Francesca Mélandri : la colonisation n’est pas
qu’une parenthèse dans la vie européenne, oubliée mais dont les effets sont
mesestimés ; elle s’inscrit aux revers du projet démocratique français,
fruit des lumières et de la révolution. Citoyens ici, subalternes là-bas. Sujet
ici, objet là-bas. Les effets clivants d’un tel événement se prolongent dans
une onde sans fin, là-bas en Algérie, mais certainement ici aussi.
La richesse et l’enseignement de ce livre
sont tels qu’il m’est impossible de le résumer. J’en tirerai de façon très
subjective les éléments qui m’ont passionnée.
D’abord l’écoute de l’histoire dans la
bouche des personnes qui viennent trouver auprès de l’analyste une issue à leur
souffrance. Le va et vient de Karima Lazali entre Alger et Paris, lui aurait-il
permis un autre déplacement, méthodologique cette fois, pour entendre ce qui
est inconscient, terme à bien prendre avec des pincettes car forclus et/ou
refoulé, et qui se loge non seulement dans une hypothétique psyché individuelle
mais aussi dans l’histoire collective ? Karima Lazali fait le constat que
ce chapitre de la psychanalyse est bien vide, pas complètement certes :
Fanon, Freud sont au moins deux références solides et surtout deux témoins des
catastrophes humaines qu’ils ont théorisées en termes anthropologiques. Et pour
construire cette nouvelle hypothèse, l’autrice a accumulé des données
historiques sur la colonisation algérienne, et lu finement les grands auteurs
algériens. L’articulation de ces données : cliniques, littéraires et
historiques permettent la fabrique d’un matériel dont l’interprétation est strictement
psychanalytique, j’y reviendrai.
Ainsi, les écrivains et la littérature
font advenir ce que la société ne peut dire. Le travail des écrivains
algériens : Kateb Yacine et Jean Amrouche
et tant d’autres, a été de malaxer la misère, la douleur, les leurs pour un
faire jaillir une intuition profonde et partageable sur leur sens et leurs
effets. La langue utilisée est le français (on n’oublie pas le propos désormais
célèbre de Kateb Yacine : « La langue française est notre butin de
guerre ») comme une nouvelle langue qui charrie des signifiants remaniés
sur la généalogie, la subjectivité et l’identité. Leur écriture est très
souvent d’une vérité transgressive et stupéfiante. Le vocabulaire de Karima Lazali
est lui même très intéressant car il construit un fil qui parcourt toute sa
démonstration : l’offense, le blanc, le détournement, le fratricide, la hogra,…, autant de mots qui témoignent de
l’écriture minutieuse (et très belle) et du sens de l’analyse profonde et
juste.
Ensuite, Karima Lazali propose des
concepts et des théories. Le dispositif LRP « Langue, religion et
politique » sert à faire disparaître et à détruire ce qui relève de la
tradition et donc de la mémoire. L’homogénéisation de la langue et le
détournement de la religion de ses fonctions spirituelles et sociales créent un
vivre-ensemble écrasant les capacités de rébellion et de créativité de
l’individu jusque dans l’analyse. Le sujet participe de ce tissage serré,
soumis et incapable de réaménagements et de changements. Le rapport corrompu
entre l’Etat et ses institutions et le citoyen[3]
contraint le sujet à une position transgressive solitaire menaçante et exposée
à l’épuisement.
Ce dispositif trouve ses racines dans
l’histoire de la colonisation. Karima Lazali inscrit des faits historiques
incroyablement ignobles dans la trame d’une histoire : celle de la
République[4]
française. Ce qui confère à l’histoire politique une double
potentialité concomitante : positive par la défense des droits et des
libertés, négative par l’oppression de l’autre (et cette donnée serait bien à
réfléchir pour le présent…). La violence et l’humiliation colonisatrices sur
les Algériens se sont inscrites profondément dans les corps traumatisés et les
psychés jusqu’à présent. Les racines LRP naissent : la langue française et
le christianisme sont les tenants d’une nouvelle citoyenneté. Une autre racine
extrêmement venimeuse surgit : la destruction des filiations et des
généalogies. C’est probablement l’un des aspects les plus fort de ce
livre : la disparition ou plutôt l’assassinat sans sépulture du père comme
référent symbolique. La littérature puis l’enchaînement des faits historiques
vont rendre très visibles les effets de ce meurtre : les fils sans
filiation vont s’entretuer de génération en génération lors de la guerre de
« libération », plus tard lors de la guerre civile, puis actuellement
comme défiance permanente entre les individus.
La mutilation des corps (torture), les
disparitions sèment aussi les germes du désordre : les morts ne vont
cesser de hanter les vivants, images forcluses qui ne cessent de cogner au
présent par la douleur corporelle et de remplir le réel, empêchant la formation
des traces, sources du travail psychique. Seuls les écrivains vont être les
hérauts, malheureusement censurés, de cette mémoire enfouie.
L’histoire reprise et racontée par Karima
Lazali est une réitération infinie de fratricides, de disparitions sans
sépulture, de meurtres et de profanation des corps créant et diffusant une
pulsion mortifère et meurtrière que le temps n’arrive pas stopper.
L’aboutissement est un régime de confusion qui a régné lors de la guerre
intérieure des années 1990 où se sont fait face le terrorisme du FIS (fils) et
celle de l’Etat. L’autrice avance l’hypothèse que la démocratie et la guerre
civile sont les deux faces du vivre-ensemble qui nait sur les cendres du fratricide.
Le fratricide est le terreau sur lequel naîtra la fraternité par oubli de
l’histoire mais ce mouvement coexiste avec l’effacement, producteur de spectres.
Ainsi, le refoulement et la forclusion sont deux registres qui co-existent dans
le politique, affirme Karima Lazali. Le mythe freudien de la horde primitive en
ressort ravivé par son actualité et complété par les analyses de la
psychanalyste. A la suite du meurtre du père, ce n’est pas la fraternité qui
vient, mais le fratricide dont le destin (forclusion ou refoulement) dépendra
des circonstances historiques, politiques et linguistiques, « suivant ce
qui du père a pu s’écrire ou pas ».
Les effets subjectifs de la terreur comme
« ratissage » psychique sont un autre moment fort de la lecture de ce
livre. La terreur va
« coller » l’extérieur et l’intérieur du sujet, à tel point qu’il ne
peut plus situer le danger. Les assassinats, les attaques du corps et les
éliminations n’ont pas d’auteurs et ne seront jamais jugés dans l’histoire
algérienne. L’atmosphère meurtrière infiltre alors la psyché sous le régime de
l’hallucination négative et l’individu devient son propre bourreau. Réalité et
hallucinations se confondent et appellent une mort qui protégera du
démantèlement[5].
Alors comment sortir de ce « pacte
colonial » ? Le sujet et le politique sont liés dans une coalition
infernale dont les tenants sont le déni et le désaveu d’un côté, la disparition
et l’impunité de l’autre. Ils continuent leur œuvre destructrice. Comment faire
face à cette « damnation » ? Le sujet n’est pas exonéré de sa
responsabilité pour participer au travail « d’élaboration de
l’Histoire » pour le déloger dans son intime et dans le collectif.
Ce livre est absolument essentiel car il
part de l’écoute et de la clinique. La théorie psychanalytique, qu’elle soit
lacanienne ou freudienne, soutient l’analyse. Il est tout le contraire d’un
livre jargonnant qui illustrerait une pensée psychanalytique, d’un livre
psychologisant la littérature. Paroles et littérature, analyse politique sont
saisis comme du matériel vivant et humain (et pourtant porteurs de mort) pour
faire jaillir une vérité qui nous concerne. La colonisation a ses effets
dévastateurs à long terme sur les psychés, et cela s’entend et s’entend encore
mieux avec Karima Lazali. Ce livre nous invite de façon urgente à réfléchir sur
la colonisation, non seulement pour en désigner les victimes et les
oppresseurs, mais pour comprendre son effet sur les deux rives de la
Méditerranée. Message politique s’il en est.
Les analyses remettent au travail les
hypothèses freudiennes sur le groupe et la fondation du politique. Le paradigme
de la colonisation comme effraction collective et intime, articulant le sujet
et le politique, est indubitablement utile aujourd’hui dans l’écoute des
paroles trouées de blanc de ceux (nos patients actuels) qui ont traversé des
catastrophes politiques et sociales, et qui ont subi des attaques, vécu des
disparitions et la terreur d’Etat.
Il y a un mot qui n’est jamais écrit,
c’est le mot « mal »[6],
et cela donne à cet ouvrage un ton privé de moral. Au-delà de la question
indispensable sur la colonisation et ses effets subjectifs, il me semble que
Karima Lazali renouvelle la conception du travail de la culture et la sort
définitivement de la dimension évolutionniste freudienne. L’assassinat du père
sans sépulture par la horde, le fratricide et la fraternité, ne sont pas
inscrits quelque part dans un passé lointain. Le meurtre est au point de départ
d’un processus dont l’issue dépend du travail de la culture (Kulturarbeit) inscrit dans un contexte et une histoire et variable
avec lui. Le mythe est donc bien actuel, et le travail de la culture comme
élaboration de ce qui n’est pas encore dit et pensé, oublié ou frappé de blanc, est une œuvre sans fin. Chacun
est appelé à y participer. La culture incluant la religion (musulmane dans ce
livre), comporte ainsi son potentiel d’histoire humaine, d’événements tragiques
(ou heureux) qui laissent des traces et distillent du conflit ou de
l’apaisement. L’offense et l’humiliation en sont les ressorts les plus
puissamment agissants. La culture inclut aussi toutes les pratiques qui
permettent, en tant de conflit, l’issue par la libération de la violence.
Enfin, ce que nous apprend d’essentiel ce
livre, est le rôle du psychanalyste et de l’écrivain (aujourd’hui Francesca
Mélandri et tant d’autres aussi), qui est de troubler nos évidences et
d’altérer nos savoirs. Le(la) psychanalyste n’est pas celui (celle) qui jouit
de la démocratie pour accueillir (et faire naître) des sujets. La psychanalyse
est juste possible quand le sujet est « lâché » (Fanon) ; il
admet sa solitude radicale dans un rapport d’attachement et de détachement au
collectif. Le(la) psychanalyste s’inclut
dans le lien social et s’autorise à en dire quelque chose en mettant sa
sensibilité à l’œuvre[7]
et en participant au travail de la culture.
Héritière de Freud et Fanon, Karima
Lazali rejoint les auteurs-autrices contemporain(e)s comme Françoise Davoine,
Janine Altounian[8],
Alice Cherki, Malika Mansouri, Roberto Beneduce, Marcelo Vinar[9],
Françoise Sironi,… qui font de la clinique non pas la découverte d’une psyché
semblable à une essence immuable, un enclos organisé, mais un espace traversé,
travaillé par de multiples incidences, historiques en particulier, enchaînée à
l’œuvre collective.
Bibliographie
Altounian J. L’effacement des lieux. Paris : PUF ; 2019.
Fleury C. Les irremplaçables. Paris : Gallimard ; 2015.
Lazali K. Le trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques
contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. Paris : Editions
La découverte ; 2018.
Mélandri F. (2017) Tous sauf moi. Paris : Gallimard ; 2019.
Mestre C. La mémoire du thérapeute pour
les oubliés de l’histoire. In D’Elia H et Dollez N. (dir) Exil et violence politique, les paradoxes de l’oubli. Toulouse :
Erès ; 2018 : 101-108.
Morisson T. (1987) Beloved. Paris : collection poche 10/18 ; 2008.
Zaltzman N. L’esprit du mal. Paris : Editions de l’Olivier ; 2007.
[1]
Psychiatre-psychothérapeute et anthropologue, CHU de Bordeaux, association
Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre, cliniques, cultures et
sociétés.
[2]https://www.lepoint.fr/afrique/karima-lazali-en-algerie-le-fratricide-structure-le-pouvoir-politique-page-3-29-11-2018-2275303_3826.php#xtatc=INT-500
[3] Cynthia Fleury dans Les irremplaçables propose une réflexion
stimulante sur la fragilité de ce lien dans notre époque contemporaine. L’Etat
de droit démocratique, tenté par l’idéologie néolibérale, sape les fondement de
ce lien, en menaçant les processus d’individuation (et non d’individualisme).
[4] D’autres comme
Françoise Vergès et avant elle, Aimé Césaire l’ont décelé et dénoncé.
[5] Je pense à
l’infanticide de la mère du roman Beloved
de Tony Morisson. Il illustre ce que Karima Lazali analyse de la terreur :
une femme esclave en fuite et menacée d’être retrouvée par ses oppresseurs,
assassine sa fille nouveau-né pour lui éviter la servitude.
[6] Il serait utile de
revenir à la lecture de L’esprit du mal de
Nathalie Zaltzman pour en noter les similitude sur l’analyse de l’effraction
comme évènement historique et le travail de la culture qui s’en suit, et les
différences sur la notion d’héritage du « mal » et de ses restes d’un
côté, et de la poursuite du blanc et du forclus de l’autre.
[7] Je propose aussi
l’analyse de ce qui se mobilise de la propre histoire du psychothérapeute dans
l’écoute de l’autre.
[8]L’effacement des lieux de Janine Altounian est un témoignage
bouleversant du travail de la culture chez une analysante, héritière du
génocide arménien.
[9] Voir son interview à
venir dans la revue L’autre « La psychanalyse, un lieu de résistance »,
Entretien de Marcelo Viñar par Simona
Taliani et Claire Mestre.
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