L'énigme de la transe


Transes : l’art de faire entendre des messages

La transe concerne le corps, ce médiateur terrestre entre les humains et les invisibles, le corps habité, traversé, approprié, colonisé, possédé, investi par toutes sortes de forces, intérieures ou externes, violentes ou paisibles, connues ou mystérieuses, porteuses de sens ou de danger. L’imagerie que nous en avons correspond à la définition du dictionnaire : état modifié de conscience et/ou état d’exaltation comme transport hors de soi.
L’Occident a abandonné la transe pour préférer d’autres états modifiés de conscience comme la méditation ardemment utilisée et explorée par le bouddhisme et les psychiatres adeptes de la recherche du bien être. L’état, inquiétant, d’exaltation comme transport hors de soi correspond aux états « dissociés » qui sont signes de pathologies psychiatriques, ou bien aux états contagieux et collectifs de groupes écoutant de la musique.
Ces définitions montrent bien combien l’état de transe a été marginalisé ici en Occident, appartenant au domaine de la pathologie et de la psychiatrie, ou au domaine de religions ésotériques ou bien encore d’états recherchés par des adeptes de musique. Il ne nous en reste plus que des expressions : « transi d’amour », « transi d’horreur », pour exprimer un état corporel exceptionnel, une extase ou bien une paralysie.
Cette marginalisation a une histoire qui entrecroise la médicalisation de certains états et la relégation des religions populaires, comme le tarentulisme en Italie du Sud. La religion monothéiste, ici le christianisme, a aussi pris ses distances notamment avec la possession, ce qui va de pair avec la méfiance à l’égard des esprits bons et mauvais qui cohabitent pourtant sans heurts dans le christianisme d’autres contrées. Avoir une transe, être en transe est désormais très suspect, catalogué d’ « hystérie » ou « état dissocié », et donc exposé à la répression et à la moquerie. Le corps des femmes hystériques a donc perdu de sa dimension messagère, il n’y a plus personne pour le comprendre comme un signe de l’invisible à déchiffrer.


La transe est familière en Afrique et à Madagascar. Néanmoins, sa déclinaison est plurielle, car elle appartient à plusieurs domaines religieux et magiques, et évolue au même rythme que les évolutions sociales et sociologiques.

Je prendrai comme exemple la possession à Madagascar, qui illustre bien les évolutions auxquelles on peut assister partout en Afrique, sous l’impact et l’influence des monothéismes, de l’urbanisation, de ses violences et de ses conflits. Le tromba désigne ainsi un état de possession, les esprits princiers qui hantent une personne et l’ensemble des conduites collectives autour de ces états. Le tromba est une institution très ancienne à Madagascar et permet que prennent place les voix des princes défunts qui continuent à s’exprimer par la bouche des possédés ; c’est aussi un moyen de protection contre ceux qui pourraient menacer la vie sociale, en particulier les sorciers. Ainsi, une personne peut rentrer en transe dans une cérémonie destinée soit à faire parler les princes soit à désigner les sorciers du village, et cette personne est soit un(e) initié(e), soit une nouvelle adepte à coopter ! Individuellement, une femme le plus souvent, a des manifestations physiques qui ont l’apparence d’une maladie, cela peut être les premiers signes que des esprits habitent son corps : ce seront ceux de simples marins ou des figures historiques importantes telles que les rois et reines qui ont régné avant la colonisation. Cette relation sera déterminée selon le spécialiste auquel elle fait appel. Ainsi, l’état de transe et de possession aboutira à une affiliation si l’esprit est jugé bon et ceci se fera grâce à un(e) possédé(e) initié(e) ; dans ce cas la personne apprendra à contrôler sa transe (immédiate en cas de grande maîtrise, provoquée par des rythmes, des parfums, un entourage… lors de cérémonies) ; elle sera accompagnée afin de connaître les esprits qui l’habitent (leurs rangs, leur caractère, leurs compétences…), et elle devra adopter une hygiène de vie, respecter des interdits (fady), monter un autel ou un lieu de culte et prodiguer des pratiques de soin quand l’initiation sera avancée. Les cérémonies sont alors préparées avec minutie avec tout un arsenal d’objets, de couleurs, d’aliments et de symboles choisis. Toutefois la transe peut-être jugée néfaste et conduire à l’exorcisme qui sera réalisé par des exorcistes ou bien une église.
Accepter d’être choisi par un esprit faisant partie du panthéon des ancêtres et des rois qui gouvernaient autrefois, est toutefois lourd de conséquences. Ce don qui arrive inopinément ou bien est transmis de façon héréditaire, peut être envisagé avec doute et suspicion. En effet, les obligations sont alors ressenties comme trop lourdes, l’ « entretien » des esprits trop coûteux, la visite de l’invisible trop dangereux. Des personnes peuvent refuser d’être le réceptacle des esprits, même si cela est perçu comme dangereux, car on peut croire à la force des défunts et la refuser ! A l’inverse, ce dialogue avec les esprits peut être revendiqué comme une résistance (ou une réparation) à un ordre terrestre insatisfaisant. Telle femme préférera le commerce avec ses « maris » de l’au-delà plutôt qu’avec son homme en chaire et en os !
Les esprits sont réinterprétés par les Eglises telle que le fifohazana, Eglise Protestante, qui les chassent à coups de prières et de bible. Toute manifestation corporelle (crises, tremblements et chutes) de ce type est jugée comme diabolique et est appelée à se transformer par la conversion totale à Dieu. Ainsi, le monothéisme chrétien bouleverse le monde des esprits et leurs adeptes, que ce soit par l’intervention des églises malgaches ou des nouvelles églises ou sectes importées. Certains praticiens des cultes de possession revendiquent la discrétion voire le secret pour ne pas être combattus ou repoussés par la modernité occidentale.
C’est en ville, comme à Tamatave, premier port de grande îles, que l’on observe comment la médicalisation et l’ « offre de soins » redéfinissent la transe. Une citadine suspecte d’avoir un tromba, sera tentée par plusieurs solutions et tiraillée entre plusieurs interprétations, selon son appartenance religieuse et sociale, et bien sûr selon l’influence de son entourage. Une crise, une transe, peut être le point de départ d’un long parcours de recherche existentielle, un long cheminement de souffrance et de questions, une occasion de relire les héritages familiaux (quel don est transmis et par qui), d’évaluer la vivacité des conflits et de visiter des cultes, des églises pour enfin accepter la cohabitation avec les esprits ou au contraire la rejeter et se convertir corps et âme à une église. Celles qui n’ont pas trouvée d’issue, devant l’échec des pratiques traditionnelles ou en proie à des conflits inextricables, atterriront en psychiatrie, ou dans un hôpital où les esprits, s’ils sont certes connus par les soignants, n’ont pas de place. La transe passe alors par la définition médicale qui la place au rang de la pathologie ou sous le label de l’«hystérie » qui signifie plus « comédie des femmes » que conflit psychique.
Une nouvelle forme de transe collective est apparue ces dernières décennies dans les grandes villes africaines, touchant préférentiellement les adolescentes scolarisées. Une crise touche une élève et les corps tombent, crient, hurlent comme pris par une frayeur indicible qui se répand comme un fluide ou un parfum mystérieux. Le phénomène est devenu assez important pour que les hommes politiques des pays concernés en Afrique et à Madagascar s’en inquiètent et que des recherches en sciences humaines voient le jour sur ce sujet. La compréhension de ces phénomènes spectaculaires passe au crible d’interprétations multiples. L’état de transe révèle des conflits psychiques individuels (deuil, jalousie, désirs réprimés…) et sont interprétés par les familles et l’entourage généralement par des « attaques » désordonnées des esprits ou autres entités des lieux, qu’ils soient musulmans, chrétiens ou animistes. Le soin en est généralement familial et religieux pour remettre de l’ordre dans la conscience des jeunes, il peut être aussi psychologique et médical. Ainsi, une « épidémie » de transes relayée par les médias par la dénomination « hystérie collective », inquiète l’ensemble de la population comme celle qui eu lieu à NDjaména au Tchad en début de l’année 2015 ; les langues se sont déliées, les rumeurs se sont multipliées, et les exorcistes et les religieux ont été sollicités, personne ne sachant s’il fallait interpréter ces signes comme l’attaque des esprits mécontents du relâchement des mœurs, comme l’influence des esprits du fleuve (Mamiwata) avide de cœurs en attente, ou bien de l’angoisse collective de Boko Haram menaçant à une frontière proche, ou bien tout cela à la fois. Le corps des femmes devient alors un rébus de signes, un document de messages à déchiffrer où s’affrontent et se bousculent les institutions, les églises, et les exorcistes, qui, chacun recrute et rassemble ses adeptes pour donner du sens à la vie individuelle et collective et ordonner ou troubler les hiérarchies existantes.  Dans tous les cas, la transe est l’art de faire des messages.














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