Me too, femme exilée et d’ici, femme du
sud et de nord, femme blanche et noire
La lame de fond est forte et violente.
Depuis l’affaire Weinstein à maintenant, il y a eu ♯MeToo,
« Balance ton porc », … et des commentaires, des disputes, des noms
d’oiseau, des féministes qui se sont affrontées, des hommes qui se sont vexés…
Par quel côté analyser cette tempête et
qu’en retenir ? Rappelons d’abord brièvement les faits qui nous
intéressent et posons les termes d’un débat : le producteur Harvey Weinstein
est dénoncé pour des faits de violence sexuelle sur des actrices en
automne 2017 ; puis le hashtag MeToo, créé quelques années auparavant par une
militante féministe pour révéler les stigmatisations dont sont victimes les femmes
de « minorités », devient un torrent sur internet de paroles féminines
qui révèlent les violences sexuelles dont elles ont été les victimes. Ce
mouvement est relayé en Amérique du Nord et en France sous l’appellation
« Balance ton porc »…
La réaction en France est énorme et
contradictoire : en particulier un
groupe de femmes, dont l’actrice Catherine de Neuve[1],
signe une tribune, début janvier 2018, dans le journal Le Monde revendiquant notamment
le droit « d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Les hommes
aussi se rebiffent : « Quel lien entre un viol et un SMS égrillard ? »,
s’offusque le philosophe Alain Finkelkraut sur France Culture. C’est « la
seconde grande vague de délation en France depuis la Seconde Guerre
Mondiale » écrit l’écrivain Frédéric Beigbeder.
Que dit ce conflit d’un combat plus
profond entre femmes, celle éduquées, socialement élevées,
« blanches, » (pour reprendre une terminologie intersectionnelle) ayant
les moyens de contrer la domination masculine, et les autres, toutes les autres ?
Autrement dit entre celles dont le consentement[2]
est le plus aisé et les autres, plongées dans un milieu où les pressions viriles
sont non discutables ? Ce débat-là est pour nous fondamental : cette
révolte concerne-t-elle toutes les femmes, de toutes origines sociales,
économiques et « raciales » ? Les femmes d’ici et
d’ailleurs ? Les femmes autochtones et exilées ? Oui, bien sûr. Il y
aurait bien du mépris à renier cette dimension, et à faire de sa position
individualiste et nombriliste la butée d’un moment fort qui jalonne désormais
l’histoire de la libération des femmes[3].
Disons le haut et fort : cette
révolte concerne toutes les femmes, elle traverse les frontières, quelque
soient les modes de vie, elle est un « nous » puissant : des
« je » jetés anonymement sur la toile, des « je » assemblés
sur Facebook[4], des
« je » réunis en association ou en assemblées, « un ‘nous’
immatériel et qui prend aux tripes, fait entendre des harmoniques puissantes,
son grand accord… Un continent perdu dans la nuit des temps, celui des
violences sexuelles liées à la domination sociale masculine… » écrit
magnifiquement Véronique Nahoum Grappe .
Oui, moi-aussi, nous-aussi, nous sommes concerné(e)s
et ce mouvement historique est un mouvement politique qui doit faire bouger les
rapports de force pour toutes, quelques soient leur condition sociale,
ethnique, économique, « raciale ». Rien ne peut être compris, si nous
n’avons pas écouté et compris ce que la grande Françoise Héritier a défini
comme la « valence différentielle des sexes », fait d’oppression le
plus universel, quelque soient les cultures ! D’ailleurs, prenons pour un
message testamentaire, sa position en faveur de ♯MeToo exprimée
à la veille de sa mort avec la douce détermination dont elle faisait preuve.
Au moment de la polémique, j’étais au
Tchad. Invitée par une femme ancienne ministre, et aujourd’hui en
responsabilité de la condition féminine, je lui demandai quelles étaient ses
priorités. J’admire la vie et la pugnacité de cette combattante musulmane
voilée, mère de famille, en charge d’une grande famille, et n’ayant jamais
refusé de lourdes charges politiques, je voulais aussi son avis sur l’excision
(question taboue) et le mariage « traditionnel », en femme
occidentale et féministe que je suis. Ses réponses, en résumé, mettaient en
avant l’encouragement au vote des femmes, mais aussi la valorisation de toutes
les compétences des femmes tchadiennes. Et quant à l’excision,
demandé-je ? La réponse ne se fit pas attendre : « L’excision
n’est pas une priorité » martela-t-elle. Quant au mariage traditionnel[5],
les grossesses précoces qu’il autorisait était désastreux pour la mortalité des
femmes lors des accouchements.
Cet échange est exemplaire : elle
met en perspective plusieurs aspects de la question féministe. Les priorités
des unes ne sont pas celles des autres. Ainsi, des féministes ont témoigné
combien les polémiques entre Paris et Hollywood ne permettaient pas de
comprendre leur propre combat dans le monde arabe notamment. Que dire des viols
systématiques dans les dictatures telle que celle de Bachar El-Assad, écrit la
journaliste Diana Mouqallad[6] ?
Et, pourrions-nous rajouter, qu’est devenue l’indignation suscitée par
l’enlèvement des jeunes filles par le mouvement religieux extrêmiste Boko
Haram ?
La réponse de notre interlocutrice
tchadienne met aussi en exergue l’importance du combat pour l’accès au droit qui
permet l’égalité homme-femme : il exige une position politique solide et
persévérante dans le temps. Ce combat de longue date, pour les Françaises
également depuis la Révolution française, n’est pas fini : la justice dans
le travail, par exemple, n’est pas assurée, même chez nous. Cependant, le droit
comme unique lieu du politique, ne suffit pas, affirme la philosophe Geneviève
Fraisse. La politique est un rapport de forces qui déborde la question du
droit, au nom de notre humanité commune et de l’égalité des sexes qui s’inscrit
dans une histoire générale faites d’une multitude d’histoires nationales. Cette
perspective est vertigineuse… et nous souhaiterions connaître l’avis des femmes
qui subissent une violence écrasante, mutilante du début de leur vie jusqu’à sa
fin, dans des régimes très éloignés de nos démocraties.
Véronique Nahoum Grappe observe le
silence du continent africain[7]. Pourtant, nous entendons dans nos consultations les voix de celles,
africaines, qui fuient leurs pays pour dire non aux coutumes qui les mutilent
et les contraignent, aux régimes qui les violent et les asservissent. Elles
disent ♯MeToo avec leurs pieds, elles forment les bataillons des
migrations contemporaines, sûres de ne pouvoir être défendues et entendues dans
leur contrée et gonflées d’espoir d’être protégées en Europe. Le continuum des
violences : la brutalité domestique jamais punie, la barbarie des viols
politiques des guerres et des dictatures, l’asservissement sexuel des réseaux
de prostitution, la cruauté des passeurs et des riverains des pays traversés,
la dangerosité de nos rues la nuit, ne réside-t-telle pas encore une fois dans
la moindre valeur du corps féminin, asservi depuis toujours à la domination
masculine ? Elles connaissent parfaitement l’évolution des libertés et des
droits des femmes sur notre continent et demandent leur part pour que nous les
protégions. Or, comment les recevons nous ? Quelles règles de droit les
protègent de façon inconditionnelle ? Ces femmes réactualisent par leur
demande de protection toutes les questions qui ont traversé le combat féministe
d’ici : la violence sexuelle brouille la fragile frontière entre l’intime
et le politique.
La convention de Genève ne les protège
pas complètement sauf à prouver que les viols et toutes les violences subies
ont été faits dans leur pays qu’elles fuient (donc ne concerne pas le viols et
autres violences faits sur le chemin de l’exil comme en Lybie), et qu’il s’agit
de viols politiques. Ceci pose la question de la limite entre privé et public,
question ô combien débattue par les féministes. Ainsi, et pour prendre un
exemple, une femme acceptant la servitude sexuelle avec son bourreau pour
éviter la mort, est-ce une volonté personnelle et intime, ou bien la seule
stratégie du désespoir pour éviter le pire ? Les questions suscitées sont
nombreuses et permettent de prolonger le combat pour toutes les femmes. En
effet, combien de femmes restent en marge de nos lois, n’ayant pas les moyens
de prouver leur atteinte ou leur persécution, leur voix étant rendue inaudible parce
que pas assez puissante socialement et culturellement pour contrecarrer la
domination patriarcale ?
La protection des femmes, de toutes,
passe ainsi par l’évolution du droit, national mais aussi international, mais
aussi par une lutte sociale, qui permet de dénoncer toutes les fois où les
femmes ont vu leur non écraser par la domination virile, où qu’elles soient.
Alors oui ♯MeToo, femme exilée ou d’ici, femme noire ou blanche, du
nord ou du sud…
[1] Qui avait notamment
signé le « Manifeste des 343 » en 1971, texte historique pour le
féminisme qui revendiquait le droit à l’avortement.
[2] Même si ce terme
contient une ambivalence entre acceptation et choix.
[3] La butée importante est
l’injustice faite aux hommes, ou bien les actes de défense des femmes qui
auraient comme conséquence la discrimination des hommes.
[4] « Le féminisme
arabe est sur Facebook », écrit Samam Salaine, palestinienne militante des
droits de la femme arabe, dans un article du Courrier international Hors-Série,
février-mars 2018.
[5] Interdit désormais
avant l’âge de 18 ans pour les femmes, loi votée par le gouvernement en 2015.
Le respect de cette loi sera long à atteindre tant le pourcentage de filles
mariées parfois très jeunes est très élevé.
[6] « A des
années-lumière de nous », Courrier international, n°1421 du 25 au 31
janvier 2018, p.37.
[7] Il y a celle, devenue
célèbre de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, qui vit entre son
pays et les Etats-Unis.
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