Esclavage : une histoire à plusieurs

Abdallah a mal a son corps : cela a occupé une consultation particulièrement éprouvante. Lors de cette consultation, nous recevons à plusieurs un homme jeune que je nommerai Abdallah. Il a obtenu le statut de réfugié politique en ayant fait la preuve qu'il avait fui une région du monde, l'Afrique centrale, dévastée par les conflits où s'emmêlent de façon inextricable des conflits aux multiples enjeux : des razzia par des milices autrefois "nomades" qui pillent des villages autochtones (défaut de terres pour nourrir les populations), ces mêmes milices étant instrumentalisées par les états centraux.  Abdullah avait pu être sauvé, craignant encore pour sa famille restée sur place. Sorti de son pays, puis entré en France, il pensait y trouver la sécurité. Or, en France, il fut témoin d'un meurtre "entre migrants", puis ensuite débouté. Les traumatismes successifs finalement lui apprirent que l'on n'est nulle part en sécurité, même en France ! Abdullah essaie désormais d'apprendre le français, mais il a mal à son corps... 
L'une d'entre nous a aussitôt en tête les tortures qu'Abdallah a endurées, et si ces douleurs étaient la mémoire incorporée de celles-ci ? Nous lui proposons cette hypothèse. Il baisse la tête, il dit qu'il ne peut en parler sinon il se sentira très mal... la tension monte dans la consultation, tous les voyants de notre angoisse s'allument en silence : nous sommes prêtes à l'écouter, mais est-il prêt, lui, à parler... 

Je pense au livre que je lis (j'en lis toujours plusieurs mais celui-ci j'en parle sans arrêt, c'est Bakhita de Véronique Olmi), je raconte que je lis un livre sur l'histoire d'une femme du siècle dernier qui a quitté un pays qui ressemble au sien... elle a été razziée pour devenir esclave (abda) et a enduré d'incroyables souffrances... (je continue silencieusement à penser à Véronique Olmi qui a su, grâce la transe de l'écriture, rendre si vraie cette expérience, les émois de cette femme noire si belle et si martyrisée et pourtant si pauvres en mots...). Abdallah baisse la tête, son pied hors de sa chaussure et il raconte le moment où il a perdu sa dignité : de toutes les souffrances endurées, c'est le passage par la Lybie qui l'a mis face au désespoir : acheté sur un marché par un homme qui l'a fait travailler chez lui... je suis une fois de plus habitée par les images de Bakhita, et je lui demande quelle présence en lui a pu le préserver ? Il raconte comment il a gagné la confiance de cet homme qui l'a libéré après des mois de travail, avec une somme d'argent suffisante pour aller à Tripoli (retour en pensée au livre d'Olmi, ceux qui avaient le plus de colère et le manifestaient, mourraient plus vite, A. avait choisi la patience). La suite est encore horrible. Mais comment comprendre ce qu'est "perdre sa dignité", traverser l'expérience où se rompent tous les liens aux hommes, à la société, au sens ? 
Nous gardons Abdallah un peu plus longtemps que d'habitude pour louer son sens spirituel, son sens de l'humain, sa patience... il remet sa chaussure et repart. 
Ce récit habité, traversé par les mots d'une écrivaine, est autre que celui des médias. Oui, nous avons appris que l'esclavage est réapparu dans une Lybie anarchique. Cet instant partagé du corps au mots de l'écrivain puis d'Abdallah a inscrit entre nous une histoire singulière, un moment qui a eu lieu, un morceau de la mémoire qui aurait pu être, comme le dit Françoise Davoine, "retranché" autrement dit silencié, oui cela a eu lieu, nous en sommes témoins grâce à Abdallah. 
J'ai fini le livre de F. Davoine et JM Gaudillere. J'ai cherché son nom sur les pages blanches de l'annuaire et je lui ai dit mon admiration pour son travail : j'expérimente une clinique qu'elle a su si bien théoriser ! Quelle belle coïncidence que j'ai pu le lui dire de vive voix. Je vais l'inviter à Bordeaux. 
Quant à Abdallah, nous l'attendons pour un prochain rendez vous, en espérant que son corps lui fasse moins mal. Quant à Bakhita, elle fait désormais partie de la consultation. 

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