Lundi, journée dans la casbah d’Alger (et
plus précisément la médina) avec le groupe des psychologues de la SARP
(Association pour l’Aide, la Recherche, et le Perfectionnement en
Psychologie) : Hassiba, Sabrina, Sabah, Kautar, Nassima, et les invités
Farid, Martine, Clara et moi. Nous sortons de deux journées de colloque sur les
Mémoires. Les mémoires dans un pays anciennement colonisé et ayant vécu 10 ans
de guerre civile sont forcément contradictoires et douloureuses… le colloque
n’a pas évité les non-dits, ni contourné les explosions émotives du souvenir.
L’équipe de la SARP est le lieu le plus sûr où ont été déposées des souffrances
inhumaines, car elle a accueilli les accidentés psychiques des victimes du
terrorisme (au centre de psychologie de Sidi Moussa, haut lieu de la violence
terroriste), d’autre d’entre elles (car ce sont des femmes, les hommes y étant
minoritaires et n’étant généralement pas soignants) ayant travaillé auprès de
l’armée. Il est dommage qu’il n’y ait pas eu plus d’étrangers comme moi, pour
être les spectateurs admiratifs de ce travail de soin, d’écriture et de
publications, et de témoignages d’une poignée de psy, armées de leur désir
d’accueillir, d’accompagner, de soigner la douleur dévastatrice des meurtres,
des disparitions, de la frayeur. Une oratrice commença par le récit d’une
famille d’un policier victime du meurtre de sa femme et de son frère : la
scène décrite et sans doute racontée des centaines de fois (décapitation des
corps, suspension des têtes dans un arbre, interdiction
à la mère de la femme de pleurer) garde encore son potentiel
d’horreur : l’auditoire était médusé. Chérifa Bouatta, Pr de psychologie,
raconta avec un calme professionnel la thérapie d’une femme qui commença par
s’adresser longuement à son fils disparu, sans doute enlevé par une partie de
la famille qui réclamait aux parents un combattant pour le FIS, elle passa
psychiquement, progressivement du statut de la mère coupable, à celle d’une résistante
face aux forces destructrices… Malika Bennabi exposa sa recherche sur les
enfants de Harkis en France, et rentra avec précaution dans une histoire où le
passage de la frontière de résistant à félon était ténu et où les choix étaient
complexes pour beaucoup de harkis. Daho Djerbal, historien, collecte depuis 50
ans les récits des « acteurs » dont la reconnaissance officielle par
l’héroïsation oblitère un vrai travail de mémoire. En fait, le danger de
violence à venir n’est pas exclu.
Et moi, qui ai déambulé et regardé avec
ma mémoire de fille de Français, marquée comme beaucoup de Français par une
histoire tronquée, coupable, honteuse, revancharde et révoltée… Cette mémoire
n’a pas été évoquée, sauf par moi-même, mais avait-elle sa place ? Le jour :
dans Alger, les conférences et les rues, les monuments, le récit du guide (qui
adore sa ville) et le soir dans ma chambre à lire La ville dont la cape est rouge d’Asli Erdogan : une femme turque
intellectuelle raconte la ville de Rio qui, lentement, la vide de sa substance
et fait d’elle une écrivaine. La violence est partout dans ce roman, dans les
sentiments, dans la ville rongée par les meurtres et la pauvreté… revers d’une
ville célèbre pour sa beauté ! Alger, elle aussi réputée par sa beauté,
ai-je eu le temps de palper sa violence ? J’ai été accueillie comme une
amie, une gentillesse respectueuse m’a accompagnée ; le témoignage de
Martine Timsit, psychiatre témoin de la libération et de l’expérience
psychiatrique post-coloniale immédiate (à Alger) a nourri ma propre histoire
professionnelle, et permis de confronter nos engagements communs. A 80 ans,
elle est psychiatre bénévole auprès des réfugiés à Toulon. Sa résistante contre
l’hostilité raciste n’a pas fléchi. Quelle force !
Des ruines dans la casbah, celles du
temps qui abat les maisons, celles conservées comme des trophées de la
victoire. La maison éventrée de Ali la pointe, martyr et résistant. Nous
mangeons sur les hauteurs de la casbah dans un minuscule café et je me suis
léchée les doigts des sardines grillées et piquantes. Sur les murs des tas de
portraits dont celui de Saâdi, résistant condamné à mort puis gracié. Des
femmes (appelées les Colombes me dit le guide, de la couleur du haïk) ont battu
des mains, ont joué au mariage, mimé la cérémonie du henné, et ont saisi la
plus jeune d’entre nous, Clara, petite fille de Martine pour la parer de la
tenue blanche de la mariée et la flanquer d’un homme présent ! Cérémonie
d’accueil aux étrangers ou bien manifestation appuyée d’une culture populaire
en souffrance ?
« On nous a privés de notre
culture », affirme une psychologue, une ancienne de la Sarp, dans la
bibliothèque du lieu… je vois des livres, les plus vieux sont des photocopies…
résistance de la pensée, dont la formulation savante est de moins en moins
française, me dit-on. « La France n’est plus ce qu’elle était, un modèle
de la liberté », me dit-on encore… La soirée, avec le son des ouds, les
voix féminines, les youyous et les danses, j’ai regardé les Algérois s’unirent
dans l’émotion des chants populaires. Un jeune homme, le visage rond de la
trisomie, dansait avec une grâce syncopée, les bras levés en croix, ou appuyés
sur les hanches, la tête renversée sous l’effet de la joie… j’étais
subjuguée.
La casbah a donc enterré ses martyrs, elle
soigne ses palais magnifiques, s’est réapproprié les bâtiments des Pieds-noirs,
mais elle peine à tenir debout en surplomb de la ville. Nous la regardons sous
le ciel bleu en cet instant d’insouciance : les femmes voilées et les
enfants sortant de l’école dévalent et montent ses escaliers, les chats se
prélassent, l’espace masculin des cafés se pavane avec lenteur. Place des
martyrs, le Président est venu inaugurer la station de métro érigée sur des
siècles d’histoire depuis la période romaine. La place s’est vidée de sa
foule, de ses petits drapeaux, de ses groupes folkloriques, de ses hommes en
armes, le Président est toujours là, ponctuant, de son sourire enfantin sur les
écrans liquides, les rues embouteillées. La cape de plomb est palpable dans le
discours feutré et critique de mes interlocuteurs : l’armée riche et
puissante est indéboulonnable et recouvre la vie grouillante des Algériens.
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