Aujourd’hui des centaines d’enfants sont morts dans le Ghouta orientale en Syrie

Sophie Lepoivre, stagiaire psychologue à la consultation transculturelle, grande voyageuse et curieuse de mille pratiques de soin offre ce texte après une consultation :

"Je ne regarde pas ses yeux. Je ne regarde pas ses yeux par respect pour sa culture, et par respect pour sa peine. Je ne veux pas y lire plus que ce qu’il nous dit, et que tout son corps nous crie transporté par la colère des nouvelles d’aujourd’hui. Son grand corps de force de la nature, son corps délaissé, mal soigné, vieilli prématurément, ce corps tantôt agité tantôt avachi, vaincu.
Je regarde ses mains. Ses mains épaisses qui trahissent ses origines humbles, son travail rude, dans la terre probablement. Il ne fait pas partie de cette élite syrienne intellectuelle qui a mené la révolution contre Bashar Al Assad. Non, s’il a été arrêté, emprisonné, battu, torturé pendant plusieurs jours, si on lui a fait fumer sa dernière cigarette après avoir tué un autre à côté de lui, c’est, comme pour les 50 autres dans la même cellule, qu’on l’a pris au hasard au checkpoint sur le chemin du marché, sur le chemin du travail ou de l’école. Il hurlait « Pitié pour l’amour de Dieu », on lui répondait « Dis : Pitié pour l’amour de Bachar».
Je regarde ses mains. Elles vont et viennent, elles s’agitent vers le ciel pour invoquer son secours, touchent son cœur pour montrer qu’il dit la vérité, forment des poings emparés de rage, s’agrippent à ses genoux pour se retenir de bondir, par moment, se serrent l’une contre l’autre pour chercher un réconfort. Pendant plus d’une heure, dans un flot continu, ses mains racontent une horreur et un désespoir que je ne regarde pas dans ses yeux. A la fin de la consultation, il jette son visage dans ses mains, son corps se secoue. Enfin il relève la tête, ne cache plus ses larmes, ses mains restent posées, vaincues, inertes sur sa jambe. Sur ces mains épaisses, ces mains qui ont tant dit, tant combattu et tant endurci, dans un geste rare, d’une grande humanité et d’une grande sincérité, se pose très délicatement la main du thérapeute : « je vous ai entendu »."

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