Le film Les mots des autres ouvre une fenêtre sur une rencontre : celle d’une équipe soignante avec des migrants, des errants. Ils se faufilent par la petite porte que leur ouvre la France : la demande d’asile, une protection difficilement acquise au prix de souffrances nouvelles, au prix de soumissions obligatoires. Il faut se raconter.
Il ne faut pas oublier que le récit qu’ils.elles nous livrent est un des récits possibles adressé à l’Etat français. C’est avec cela que nous devons faire, nous, soignants ; l’écoute, puis le silence ouvre à bien d’autres voies.
Les psy et les travailleurs sociaux sont donc à l’ouverture de la petite porte pour accueillir ceux qui sont encore des exilés, des errants.
Souvent, ils parlent des absents qu’ils ont laissés, ceux-là même qui sont trop présents par leur absence.
Ainsi, ce jeune de langue peule, amené à la consultation transculturelle de Bordeaux par son travailleur social, soucieux que l’on puisse aborder (et traiter ?) ces invisibles qui le poursuivent.
Le jeune, dans un français maladroit, tente de nous expliquer les présences dont il a peur : elles font du bruit et même ses co-locataires les entendent ! La démonstration est teintée de méfiance, car : « Je ne suis pas fou », dit-il avec force, ce n’est pas une illusion !
Il avance sa main en ma direction et désigne l’ombre qu’elle dessine sur la table basse qui nous sépare. Voilà le signe qui pourrait m’aider à désigner ce qui le poursuit : des ombres ? des âmes ? des esprits ? des fantômes ? Tous ces mots s’agglutinent dans ma pensée et je reste muette tant le fil qui nous relie est ténu. Le jeune me regarde, il n’est pas sûr de mon adhésion à sa démonstration. J’évite de trop parler et je l’invite à revenir. Non pour chasser ces intrus, cela a déjà été tenté, mais au contraire, circonscrire et nommer ses absents, ses disparus trop encombrants.
Nous les reconnaissons parfois, ces absents : ils réapparaissent dans les rêves ou bien dans ce que nous appelons délire. Et nous sommes modestes car les faire taire ne suffit pas, il s’agit de les affronter.
Souvent, les patients doivent vaincre la chape de silence pour amorcer un récit qui jaillit d’une rencontre bienveillante, accueillante dans la langue tout d’abord (Mestre, 2015 ; 2017). Pour se raconter, il faut d’abord se sentir digne de penser et être reconnu comme être singulier. Je songe souvent à leurs épreuves passées qui ont dénudé la pensée, arraché les protections, fait perdre des êtres chers, de telle sorte que la personne n’a plus de garde-fous pour faire face aux terreurs.
Les morts du large de l’Afrique succombent aux profondeurs ou bien la mer les rejettent anonymes sur les plages : on ne connaît alors ni leurs noms, ni leur âge, ni leur religion… Les routes du désert sont jalonnées de cadavres en décomposition, et des tombeaux de migrants épuisés se dressent aussi sur les frontières. Où vont les fantômes de ces disparus, si ce n’est dans les rêves hantés de nos patients ? Ne sont-ils pas ces hordes de silhouettes en noir qui assaillent les sommeils et qui génèrent notre angoisse ? Ne se révèlent-ils pas dans les bruits qui envahissent les logements souvent précaires de nos patients ?
La consultation transculturelle où thérapeutes et patients ne partagent ni la langue, ni l’histoire, ni la mémoire, ne sont-ils pas alors un espace de rencontre de « lieux-communs », selon la belle formule d’Edouard Glissant (Mestre, à paraître) ? Un lieu d’arrivée, même provisoire, où une rencontre humaine est possible ? Ainsi prennent sens les mots des autres pour nous, soignants qui nous permettent de nommer les absences si présentes.
Mestre C, L’interprétariat en psychiatrie : complexité, inconfort et créativité. Rhizome, 2015 N°55, pp. 38-47.
Mestre C. Naissance de l’hospitalité dans la langue. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°3, pp. 380-387.
Mestre C. Agis en ton lieu, pense avec le monde : soigner avec Edouard Glissant. Dans Ecritures et fiction, Claire Mestre et Marion Géry ed., Grenoble, la Pensée Sauvage, à paraître.
tellement vrai...
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