Marcelle Géber, pédopsychiatre, pionnière en ethnopsychanalyse

Marcelle Géber, élève de Jenny Aubry et de John Bowlby est morte en ce printemps 2020 à l'âge de 101 ans. Je la connaissais grâce à Marie Rose Moro : elle faisait partie avec Marion Géry, autre grande psychothérapeute transculturelle, du Comité de Rédaction de la revue L'autre, cliniques, cultures et sociétés. 
Elle nous laisse un héritage considérable en terme de clinique transculturelle. J'ai lu attentivement ses livres qu'elle m'avait dédicacés et je tiens à rendre un dernier hommage à l’éternelle vivacité de Marcelle[1]



L’image que je garde de Marcelle est celle d’une vieille dame, assise dans la terrasse ensoleillée de ma maison, penchée sur une revue, loupe en main, la jambe étendue et la bretelle de sa robe tombant sur son bras…  Mon mari et moi étions subjugués par la présence légère, la curiosité simple et candide de cette femme, qui se nourrissait avec sourire des petites choses de la vie que nous lui proposions.
Le même sentiment de charme me traversa quelques années plus tard, lors du colloque de la revue L’autre que j’organisai en 2010 à Bordeaux[3]. En ouverture, j’évoquai son écrit sur l’artiste Ben Bamen, défunt mari, évocation que j’avais beaucoup aimée. Elle m’avait dit : « Merci quelle surprise ! » (ou bien « merci quel cadeau »). La confusion de mon souvenir rend bien compte de sa relation sincère aux autres, d’amour des instants de la vie et de ses surprises.
Je l’évoque et la même émotion remplit mes multiples souvenirs d’elle : elle avançait dans la vie avec une légèreté et une jeunesse étonnantes malgré les années qui s’accumulaient.
J’ai lu avec attention un de ses livres qu’elle m’avait préfacé : L’abandonnisme en Afrique sud-saharienne, avec l’impression d’entendre sa voix, de sentir sa présence auprès des enfants malnutris, atteints de Kwashiorkor dont elle a pris soin en Ouganda.
Ce livre a une place tout à fait importante dans le corpus des connaissances de la relation mère-enfant en Afrique, et dans le domaine transculturel (terme d’ailleurs présent dans le livre).
Comme le rappelle très justement Marion Géry, psychologue et amie de Marcelle[4], elle est la première à avoir mis en évidence l’importance de la relation mère-bébé dans l’apparition de la malnutrition. Il est important de contextualiser ses observations pour en mesurer la perspicacité et la valeur.

C’est en 1954 qu’elle fit ses observations en Ouganda.
Sur le plan psychiatrique, René Spitz, Donald Woods Winnicott, puis John Bowlby et Jenny Aubry ont ouvert la psychanalyse au domaine de l’enfance, ont montré l’importance de la qualité de la relation mère-enfant et l’effet dévastateur des séparations précoces, en France et aux Etats-Unis ; c’est ce qu’elle rappelle dans l’avant-propos de son ouvrage. Henry Collomb, précurseur de l’ethnopsychiatrie, n’est pas encore arrivé à l’hôpital Fann de Dakar, accompagné par son équipe pluridisciplinaire. Les études anthropologiques et les observations sont absentes sur la question du bébé et de ses parents (Celles de Maiello en Afrique du Sud arrivent bien plus tard).

Marcelle Geber arrive en Ouganda ainsi sans modèle que son propre savoir-faire et savoir-être. Ses observations sont dignes d’une étude ethnographique, ne négligeant ni l’environnement social et culturel, ni les relations de filiation et de parenté.  Elle a un intérêt pour la langue de ses interlocuteurs et apprend le luganda, ce qui lui permet d’être attentive aux échanges verbaux et de ce qui y est caché et interdit. Autrement dit elle invente à elle toute seule une forme d’anthropologie et de psychothérapie transculturelle avant l’heure !
Rappelons que Marcelle Geber fait ses observations dans une période de colonisation des grandes puissances. Ceci rend encore plus admirable son positionnement interne (ce que nous nommons actuellement contre-transfert culturel) par rapport aux médecins auprès de qui elle œuvre et auprès des populations qu’elle côtoie. Elle est révulsée par le mépris des médecins à l’égard de ceux qu’ils soignent. Elle mesure très bien l’influence de sa peau blanche en Afrique du Sud. Elle est curieuse des relations hommes-femmes, de la sexualité des femmes, et elle est toujours prudente dans ses interprétations.

Ainsi en est-il de l’indifférence apparente des mères pour leurs bébés. Elle ne comprendra que plus tard comment la traduire, en connaissant mieux le monde interne des mères relié à celui des ancêtres. Le sentiment de transgression, de culpabilité et/ou de honte entraîne la relation mère-bébé dans un tourbillon infernal qui lui nuit. Cette prudence, cette façon d’interpréter une observation en fonction des données contextuelles, est une leçon qu’il nous faut (ré)apprendre.

Le livre est aussi un témoignage frappant de l’influence directe et brutale des exodes, des guerres et de la misère, sur les mères et les familles. Ils conditionnent aussi la relation première de tout enfant, qui, consolidé et assuré par ce premier lien, pourrait affronter les inévitables souffrances de la vie. Le sevrage brutal, période devant ouvrir aux autres membres de la famille, fait partie de ces épreuves.
La conclusion de ce livre est en lui-même un chapitre précieux d’étude transculturelle. Ecrit à la lumière des nombreuses publications faites après ses propres études, il constitue un ensemble de connaissances, des morceaux de puzzle rassemblés et unis de façon cohérente par des années de recherche.
Marcelle Geber ne fait pas de l’anthropologie culturelle, qui à l’instar d’une Margaret Mead, comparait des populations et surtout essayait de déterminer un développement psychologique sous l’influence du milieu.
Elle convoque sur le lieu du soin au bébé différentes disciplines, en ayant complètement confiance dans la sienne : la psychanalyse, une psychanalyse attentive à la relation nouée, à son propre positionnement et aux circonstances de son intervention. En cela elle développe une méthode : apprendre des sujets eux-mêmes, et en l’occurrence des mères : jeunes parturientes ou femmes âgées ; prendre soin de la relation soignant-soigné en déjouant les interprétations trop rapides ; connaître l’environnement où se fait l’intervention thérapeutique.

Invention et intuition à partir de la clinique, articulation à ses propres théories savantes et ouverture aux autres disciplines, telle est la définition d’une ethnopsychanalyse vivace.
   
Pour finir, écrivons avec ses mots : « Il serait bon que les connaissances acquises sur la petite enfance inspirent les décideurs à mettre en place des moyens préventifs et curatifs qui enrayeraient les conséquences désastreuses d’une enfance malmenée » (1999 : 133). C’est une phrase qui vient de loin, de ses observations en France et dans la vaste et plurielle Afrique. Grâce aux recherches de Marcelle Géber puis de tant d’autres dans son sillage, nous savons désormais que la souffrance d’un bébé peut gauchir toute une vie.
En ces temps migratoires catastrophiques que vivent les mères et leur bébé ; il serait temps de rouvrir le livre de Marcelle Géber.
Chère Marcelle, j’ai un remord en écrivant ces quelques lignes, t’avons-nous dit suffisamment toute notre gratitude pour ce que tu nous laisses ?  

Bibliographie

Geber M. L’abandonnisme en Afrique sud-saharienne. Paris : PUF ; 1999.
Mestre C, Géry M, Geber. M. Arts soins, les frontières imaginées. (Ebook). Grenoble : Editions la pensée sauvage.
Geber M. Ben Banay, artiste aux trois pays, aux trois noms. Peintre, graveur, maître verrier. Marseille : Editions Atelier Equipage ; 2012.
 





[1] La photo de Poly (@Poly) a été prise lors de l’exposition, que Marcelle avait organisée en 2015, des œuvres de Ben Banay (Geber, 2012).
[2] Psychiatre-psychothérapeute et anthropologue, CHU de Bordeaux, co-rédactrice en chef de la revue L’autre, cliniques, cultures et sociétés.
[3] Notre collectif Arts soins, les frontières imaginées, reprend quelques unes des belles interventions de ce colloque sur l’art et le soin.
[4] Nous étions (sommes) toutes les trois membres de comité de rédaction de la revue L’autre.

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